450 articles en un an et demi de blog, soit 2 articles tous les trois jours. BiBi s’appuie le Figaro quotidien, se paye le JDD tous les dimanches, la Tribune de Genève, le Monde, Challenges, Le Point, Politis, les Inrocks, le Monde Diplo et puis au bout du compte, tournant une des dernières pages, il lui vient comme une nausée. Il se sent sale et sali par tous ces évènements dont la moitié ne le touche pas directement. Il a un mal de tête qui dure et perdure, il a des élancements qui le picotent, des fourmillements qui l’agacent. Et une fatigue généralisée.
Il se dit que toute Pensée écrite ne saura jamais dire et traduire ce dégoût subit, que rien ne pourra fixer cette mélancolie devant ces choses de la Vie qui l’accablent et qui le rendent tout chose. S’il s’écoutait un peu plus, un peu trop, il se dirait qu’il en a assez fait avec ce blog, que dorénavant, il ira dire les choses ailleurs, autrement. Il lui est facile de se persuader qu’il y a d’autres enseignements à tirer de sa vie. Le regard qu’il se porte est implacable : il est temps non de s’en aller (il n’est pas touriste ou suicidaire) mais grand temps, de savoir un peu plus ce qu’il veut.
Il tient un blog et – paradoxe – c’est le blog qui le soutient. Il ne cherche pas ses articles, il ne les calcule pas, il n’a pas ce défaut-là… heureusement. Il laisse venir le Monde, ce Monde qui lui envoie tant de signes, qui déverse sur lui autant d’ordures que de diamants. Il garde jusqu’à présent une force intacte, de celle qui lui permet de séparer cette activité de fourmi (le blog) de sa vie courante. Il a des carnets en pagaille, des notes en désordre, des archives personnelles bondées, trois, quatre articles qui attendent, il écrit aussi sec, il met en ligne à grande vitesse. Souvent, il ne sait même pas comment tout cela s’agence, comment tout cela se met en place. Il n’a pas peu à dire et à écrire mais plutôt trop : ça déborde, ça l’envahit. Il n’est pourtant pas dans l’automatisme de l’écriture. En écriture, il baigne plutôt dans une certaine forme de somnambulisme, d’un inexplicable somnambulisme. Mais il dort, il bosse, il joue, il marche, il boit, il invite, il voyage, il lui prend la main, il l’embrasse.
Des fois, il se sent l’enfant qui aimait arpenter la rue des Ecoles, courant, bras ouverts en goûtant au vent chaud qui descendait des montagnes du Rif. Des fois, il repense à Gérard, son ami envolé, à leurs premières lectures croisées (découverte d’Artaud, Blanchot, Bataille, Joyce, Dostoïevski et tutti quanti). Alors, il sait qu’il fait fausse route avec ce blog, il s’en veut de perdre du temps à caviarder tous ces quotidiens qui lui salissent les mains, de ces articles lus qui lui salissent surtout surtout surtout l’âme.
Il s’en veut : il lit moins qu’avant, il a tellement de retard sur les Beautés du Monde. Il ne les rattrapera plus. Il voudrait tout Proust, s’attarder sur Shakespeare, relire Kafka, Faulkner, avancer dans les microgrammes de Robert Walser, il voudrait travailler en reprenant Bourdieu, il voudrait y voir clair, que le ciel se dégage, il voudrait voler et ne jamais atterrir mais, pauvre de lui, il s’aveugle et se plombe à son blog.
Il s’ébroue, il se donne du courage : cette «saudade» est provisoire. Le voilà qui choppe un livre tiré de ses étagères et, une fois ouvert à sa lecture, il refait un peu d’ordre dans sa tête : ce livre est un livre d’entretien de Madeleine Santschi avec Michel Butor. Il est content de voir se rallumer une petite flamme intérieure. Putain, oui, la Littérature a toujours raison. Il a ouvert ce livre et sa joie naît et renaît : ce temps, ce bonds, ce rebonds à lire ne seront pas perdus. Il tombe en arrêt devant la première citation de Michel Butor. En exergue, elle est rapportée d’un numéro de Paris-Match de l’année 78. Dieu, que faisait-il en 78 ? L’année de la Coupe du Monde en Argentine. Avec Guillou, son joueur préféré et ce but ultra-rapide de Bernard Lacombe.
Butor, donc :
« Je pense que la littérature transforme la réalité. Le seul fait de constater un certain nombre de choses fait qu’elles ne peuvent plus rester comme elles étaient avant cette constatation. Un écrivain n’a pas besoin de s’engager. Il lui suffit de sa littérature. Presque tout ce qui fait notre vie passe par le langage. Dès qu’on touche au langage, on transforme la réalité. Il y a des choses que nous ne savons pas dire, faute de trouver l’expression juste. Si on arrive à cette expression, des pans de murs entiers s’écroulent, et on découvre des horizons tout neufs. C’est cela changer la vie».
Et la Joie, et la rage jusqu’alors éteintes, de naître, de renaître. Putain de littérature, putain de blog.