En assistant aux deux journées si riches du Salon des Lanceurs d’Alerte à la Maison des Sciences de l’Homme, il m’est revenu en mémoire le livre de Léa Salamé qui avait fait récemment son beurre éditorial en promouvant jusqu’à l’overdose ses émissions de radio publique et surtout son livre au titre de « Femmes Puissantes » (2 tomes SVP et il paraît que… ce n’est pas fini).
Au retour du premier jour de ce Salon de La Plaine St-Denis, ce samedi soir, je suis allé chercher quelques unes de ses interviewées. Et c’est vrai que, pour beaucoup d’entre elles, c’est la Puissance qui les caractérise : là, c’est Anne Hidalgo dans toute sa splendeur et sa prédominance parisienne qui applaudit puissamment le facheux facho Didier Lallement en Conseil de Paris; ici c’est au tour de Nathalie Kosciusko-Morizet qui lâche : « Je suis une femme puissante, comme vous, comme toutes celles qui nous écoutent « . Apprécions ici la Grande Famille dans laquelle elle veut nous insérer avec ce « je suis comme… vous » ! Pour la similitude entre elle et « nous », je renvoie les bibis à la lecture de mes deux billets qui avaient pour support l’incroyable photographie de Paris-Match de Madame en ces temps (2011) où elle servait les hommes très très… puissants (Sarkozy).
Parmi ces femmes puissantes, Léa Salamé a aussi glorifié Christine Lagarde dont la vue de ces seules photos (ci-dessous) suffirait à se gausser ou… à se mettre en rage. Et mon étonnement sera encore plus grand lorsque je découvris Anne Méaux dans cet inventaire, elle sur qui j’avais écrit un billet assassin, rappelant à mon pauvre panel de lecteurs et lectrices qu’elle avait pour clients les magnats de l’entreprise (120 SVP), Benali, Wade tous deux charmants dictateurs, qu’elle appartint en son temps au parti fasciste des Forces Nouvelles et qu’on la surnommait… Eva Braun ! Je passerai sur l’inclusion de Carla Bruni dont la puissance était probablement vraie (mais peut-être pas dans sa voix de gnan-gnan).
Bref, j’en étais là de mes réflexions lorsque je me suis aventuré dans les amphithéâtres du Salon des Lanceurs et Lanceuses d’alerte dirigés de main de maitre par Daniel Ibanez (et son équipe). Un amphithéâtre et auditorium où je me suis installé en prêtant l’oreille à toutes ces femmes lanceuses d’alerte, incroyablement puissantes dans le compte-rendu de leur parcours. Attention, ici, nous ne sommes plus dans la même puissance salamesque, nous avons quitté les ondes radiophoniques de Radio France commandée par la sarko-macroniste Sibyle Veil.
Alors citons ces femmes si courageuses : Françoise Nicolas (voir mon billet de soutien ici de 2018), Maureen Kearney, admirable dans son combat contre l’ogre Areva, Denise Schneider qui se bat depuis plus de vingt ans dans son village de Bourg-Fidèle dans les Ardennes. Ahurissant témoignage de cette combattante contre les pollutions des sols et de l’eau de l’usine de retraitement de batteries Métal blanc. Et aussi les journalistes menacées en Bretagne (Inès Léraud et Morgan Large ou encore Brigitte Gothière de L214). Ajoutons enfin les trajectoires plus connues d’Irène Frachon (Affaire Le Mediator) et Elisabeth Borrel qui se battent, elles aussi, depuis tant d’années.
Il faut les avoir écoutées pour avoir idée de leur infinie solitude, de leurs forces pour surmonter celle-ci, pour avoir idée de leur courage pour trouver réseaux d’amitiés et de solidarité. Leur puissance est là, toute entière, basique, indestructible. Malgré les aléas, le découragement, le désespoir, admirons à chaque fois la reprise de leur combat envers et contre tout. Elles sont bien évidemment à distance millénaire du choix des invitées de Léa Salame. Oublié l’inventaire que cette dernière a vite catalogué en « femmes puissantes » (rajoutons sans rire dans ce lot : Leïla Slimani, Marion Cotillard, Laure Adler, Line Renaud). Un choix d’élite qui vient dire la… puissance exorbitante de cette entre-soi… au service des Puissants.
Inutile de dire que je n’ai croisé ni Lea Salame, ni Laure Adler, ni Natacha Polony, ni Sophia Mabrouk, ni Fabienne Sintes à ces deux journées passionnantes et riches. Par contre, il convient de féliciter les élèves de l’Ecole de Journalisme de Grenoble (Compte Twitter @EJDGrenoble) qui – je l’espère – deviendront les relayeurs sociaux et mediatiques de ces femmes et de ces hommes. Des hommes, eux aussi puissants : citons ici Christian Chouvat, père de Cédric, le policier de Nice Ludovic Fayolle dans l’affaire Legay, Daniel Corcos sur les mammographies. Enfin haute fut la tenue des débats avec les éclairages d’Arié Alimi, de Serge Portelli, d’Asma Mhalla, d’Aymeric Monville, avec les films des cinéastes (Anne Richard, Juan Pancorbo venu soutenir Julian Assange en présence du père) et l’intervention tout simplement merveilleuse de l’écrivain-citoyen italien Erri De Luca.
Ils ? Qui ça, « ils » ? Pas de tergiversations : il s’agit du Bon Bourgeois du Bloc Bourgeois, (B.B.B.B) de ce «socialiste moderne» comme l’écrit ironiquement Frédéric Lordon, dans son dernier billet.
Comment reconnaître un B.B.B.B.?
«Depuis quarante ans, on lui a répété, envers et contre toute évidence, que le parti socialiste était «de gauche». C’est en ce point qu’on mesure la difficulté de défaire les investissements imaginaires dans une identité politique. Une fois qu’on s’est dit de gauche à la manière PS, et qu’on y a été confirmé répétitivement par France Inter, ni les traités européens successifs, ni les privatisations, ni le CICE, ni les démolitions du code du travail, ni finalement aucun des alignements sur les desiderata du capital ne peuvent conduire à quelque reprise de soi politique : on est de gauche, c’est évident». Frédéric Lordon.
Il est des nôtres ?Repérages.
Ce Bourgeois, nous le connaissons tous, mais trop souvent, nous faisons comme s’il n’avait guère d’importance et de responsabilité dans le désastre présent. Nous haussons les épaules, nous laissons courir, nous le laissons discourir. Il est une de nos bonnes connaissances, un type bien qui est régulièrement présent aux réunions des Parents d’élèves, un type honorable qui dit que Blanquer est insupportable mais qu’il verrait bien Luc Ferry à sa place «à tout prendre, hein ?», il fait ses courses à la supérette, sa femme est au Club de Marche, ils ont la soixantaine approchante. Lui, il avoue que Michel Onfray a dit de jolies choses dont «la Gauche devrait s’inspirer», il dit encore qu’au réveillon du Jour de l’An, il espère manger au restaurant car l’histoire du Covid («tous vaccinés, on y arrivera») sera bientôt du passé. («Tous comptes faits, Macron a bien mené son affaire»)
Quand on lui demande si le confinement a eu des effets négatifs. « Non financièrement nos fins de mois ont été assurées. C’est surprenant mais rien de changé. Pour nous, c’est comme avant».
Ne pas effacer l’historique (de son habitus politique).
En 1981, notre B.B.B.B sautait dans la fontaine des Cordeliers à Lyon pour fêter l’ère Mitterrand. Il a conservé la Une du Libération tout rose d’alors. Qu’en 1983, Mitterrand ait finalement mis à jour ce qu’il avait caché en manoeuvrant habilement. «Je clame Vive le Programme Commun» mais je fonce dans le libéralisme-façon-Bernard-Tapie » ne lui a jamais posé problème. Nous étions en pleine fascination des Nineties. Les entreprises étaient au Top, le miel de l’argent coulait à flots, le CAC 40 montait, les petites économies placées en bourse lui avaient fait gagner 2%. Même Chirac et ses pommes, Bernadette et ses pièces jaunes, c’était sympa. Sa conscience politique aiguë lui disait que la Cohabitation (on ne disait pas «Collaboration») c’était finalement une bascule nécessaire dans «L’Epoque Moderne». Il était toujours de Gauche bien sûr car cette dernière s’était modernisée, il continuait à soutenir le combat avec les Valls, Elkhomry, le futur Macron, Montebourg, Batho et Taubira. Plus de danger avec les Communistes car le Parti de Robert Hue et de Pierre Laurent s’était modernisé, lui aussi, dans le bon sens. C’est sûr : on allait rester la 5ème puissance mondiale comme tous les économistes l’écrivaient. Là-dessus, aucun doute puisque Terra Nova lui envoyait régulièrement ses analyses impeccables. Et il rajoutait : « A l’Institut Montaigneaussi, les études sont vraiment très sérieuses« .
Et puis, reste le souvenir d’avril 2002.
Un Jospin à la dérive et un Le Pen au second tour. « Hein ? Quoi ? Catastrophe ! Les gueux sont entrés dans la Ville. Dieu du Ciel, des français manipulés, inconscients, enfoirés sont venus foutre la merde ! Ah l’esprit français, parlez moi z-en ! On a le pire de l’Esprit français, jamais content, rouspéteur. L’esprit de 1940. Populo avachi ». La forme contestataire – via les taux d’abstention majoritaire qui vont suivre – sont ignorés. Et le Non au Référendum 2005 sera, lui aussi, vite dénié, vite refoulé, vite contourné politiquement.
Va t-il « se défaire de ses investissements imaginaires ? » (Lordon)
Si l’on était en cours avec Bourdieu, on dirait : «habitus incorporé». Si l’on a souvenance de certains écrits d’Althusser, on retiendra ceci :
« Pour passer sur les positions de classe prolétarienne, l’instinct de classe a seulement besoin d’être éduqué. En revanche, l’instinct de classe des petits bourgeois et donc des intellectuels doit être révolutionné». Pas pour demain cette Révolution.
Pour notre B.B.B.B et les Droites, le Mal, c’est le même.
Les déclassés, les antivax, les dans-la-rue-chaque-semaine, les islamo-gauchistes, les gilets-jaunes-trop-jaunes, voilà le Mal. Oh, le B.B.B.B garde encore un restant d’humanisme («Il faut les aider et rester quand-même bienveillant. C’est qu’on est quand-même en République ») mais c’est pour rajouter «Mais hélas, il faut bien le dire, ils sont «bêtes», « abrutis », «irrécupérables» ou encore «Oui, il faut travailler plus, que voulez-vous, c’est la mondialisation. Le monde a changé». Pire encore : «Filous et profiteurs, oui quand-même, c’est un peu vrai et, avouons-le, ils sont quelque peu antisémites. J’ai vu une pancarte à la télé (il hausse le ton) « c’est in-to-lé-ra-ble »).
Chaque matin, le B.B.B.B écoute «France Inter».
Mais pas uniquement. Il sait d’avance qu’il partage les opinions inamovibles de L’Obs, de Liberation (qu’il achète assez régulièrement), du Monde (A son travail, le boss laisse traîner des numéros), de Marianne le Mag (« Super leurs Unes ! »). Madame, elle, s’est réabonnée à Télérama. Hier elle s’est ralliée à l’avis de Fabienne Pascaud, l’éditorialiste qui garde de l’espoir pour la Culture avec la nomination de Roselyne Bachelot.
Le B.B.B.B est un inconditionnel de France Inter. Certes, il n’était pas toujours d’accord avec Bernard Guetta mais «Thomas Legrand et Dominique Seux qui l’ont remplacé disent de belles choses». Il ignore évidemment ce qu’avait relevé Fakir dans un ancien numéro…
Liberation et Politiquemedia.
Et, hier, il est tombé sur cet article de Liberation qui a commandé et approuvé le travail de cet Officine (PolitiqueMedia probablement très influente) sur lequel il faut s’arrêter. Un article qui dit tout du Choix de la Défaite sous des dehors neutres, objectifs.
Un de mes tweets a suffi à repérer l’esbrouffe, c’est-à-dire les catégorisations acceptées et imposées par le quotidien favori de «gauche» de notre B.B.B.B. Des catégorisations d’évidence of course.
Notre Bourgeois gentilhomme se dit toujours de gauche.
Il est persuadé que sa version Droite-Gauche existe toujours. «En 2017, c’est vrai, il fallait bien s’y résoudre : entre le totalitarisme et Macron, y avait pas à hésiter». Et notre B.B.B.B n’a pas hésité. D’ailleurs, il n’hésite jamais. Il n’hésite pas car – contrairement aux gens de l’Ultra-Extrême-Gauche (un concept trouvé à Liberation et psalmodié par les Fabienne Sintès, Demorand, Salame, Duvic, Dely, Achilli and Co) – ,lui il a réfléchi, il a pris en compte les bouleversements mondiaux, les Chinois, les pays émergents, les Talibans, Bachar, Bolsonaro, Poutine et ses pipe-lines mais aussi les scandaleux paradis fiscaux et les méfaits du «Grand Capital» (il rit en disant ces deux mots façon Georges Marchais). Et donc, y a pas à hésiter. Il sait que la Droite (LR, RN) continue à être très vilaine. Ses opinions se fondent exclusivement dans son horreur du populisme. Horreur de la droite dure. De l’extrême-droite, de tous ces abrutis qu’on manipule. Mais, point nodal tout aussi incontournable : pour lui, Macron, ce n’est ni la Droite, ni des relents d’extrême-droite. «Faudrait pas exagérer, hein ?»
Parfois – mais il évacue vite – il se dit que certains, à droite, n’ont pas tout à fait tort. Il y trouve des gens intelligents qui disent des choses sensées sur l’islamo-gauchisme, sur le migrant, sur les frontières insuffisamment protégées, sur l’Europe (qui s’affaiblit à cause des râleurs), sur les banlieues («Ah oui, les banlieues») et les jeunes qui traînent dans les rues à point d’heure. Mais de la violence symbolique et réelle de la police castanerienne et darminesque, il ne voit rien. Il anônne toujours «je suis de gauche». Des preuves ? Il est révulsé par les millions que va gagner Messi, par les viols, par Darmanin et les femmes («Je verrais bien un retour de Cazeneuve, il était bien»), il maudit le Texas qui a interdit d’avorter, il se désole du Climat et de la dégradation de notre environnement («Perso, j’ai appris à fermer les robinets »). Il est plus-que-jamais pour la solidarité («j’amène mes vieux habits à Emmaüs»).
L’Esprit de Communauté comme pilier.
Mais ces positions-là (acceptons-les) ne le feraient pas tenir debout longtemps si elles n’étaient que personnelles. Si son for intérieur reste indestructible et inébranlable dans ses fondations imaginaires, c’est qu’il peut compter à tout moment sur l’Esprit de Communauté. Une Communauté qui existe car elle écoute – comme lui – France Inter et France Info, elle lit Le Monde, L’Obs, Marianne etc. Il s’offusquerait si on lui disait que sa Communauté n’est Une et n’existe que parce qu’elle pointe les boucs emissaires, qu’elle ne tient debout que grace à ces rejets, qu’elle applaudit fièrement Lallement etc. Un Esprit de Communauté dont les piliers inavoués, refoulés, non-dits sont : la Peur animale de Vivre tous ensemble, l’horreur du Conflit, la Haine de Ceux-Qui-Résistent. Et ceux qui résistent et dont notre B.B.B.B ne veut pas appartiennent à l’extrême. Enfin à «l’extrême-gauche» catégorisé ainsi par Liberation.
Cette Propagande-Médias rassure notre BBBB. Elle lui dit : «En bon Français qui votera en mai 2022, la bonne Communauté nationale que tu souhaites ne peut pas se soumettre à un extrême, être dirigé par lui, hein ?» Comment s’étonner dès lors que notre B.B.B.B reste indécrottablement accroché à sa propre vision du Monde : «Oui, oui, oui : je suis toujours à gauche».
Ils ont choisi la défaite 2022.
De cette gauche présente à 4% dans les micros des radios publiques, nos BBBB n’en veulent pas. Mélenchon est leur homme à abattre. Je les vois tous fiers de l’avoir écarté en mai prochain. Ce qui change chez nos B.B.B.B, pour aujourd’hui et pour demain, c’est qu’ils disent désormais ouvertement vers qui, vers quoi, prioritairement, ils écument de rage.
Et pendant tout ce temps, l’ouragan version MEDEF continuera de tout détruire. Et foin de «défaite», nos B.B.B.B se consoleront avec une promotion ministérielle post-2022 (un Enthoven, un Finkielkraut, un Ferry, une Pécresse, un Barnier augmentés de quelques crétins de la Société Civile). Soupçon de culpabilité vite réprimé, j’entends déjà le B.B.B.B d’â côté me dire : «Bah ! Il fallait bien en passer par là». Et puis, dans une accolade : «Dis-moi, tu as écouté la Matinale de France Inter sans Léa Salame?Quand-même bien… non ? »