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La Découpe du Monde (2).

Suite et fin de la Nouvelle-BiBi : « La Découpe du Monde ». Rappel de l’exergue : « Ô Dieu ! Je pourrai être enfermé dans une coquille de noix et me sentir le Roi d’un espace infini… seulement voilà, je fais de mauvais rêves ». Hamlet (II,2)

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Pendant les trois jours qui précédèrent la rencontre dominicale, Artur R lut et relut le livre offert par son entraineur. Le passage qu’il préférait était celui où l’auteur rappelait le geste magnifique de l’avant-centre brésilien. Mexico 1970.

Artur R tournait, se retournait dans son lit. Il ne cessait de penser à sa demi-finale du lendemain. Il ralluma la lampe de chevet et ouvrit à nouveau le livre. Derrière la mince cloison qui séparait sa chambre du salon, il entendit les infos de minuit. Le titre qui ouvrit le journal télévisé portait sur l’occupation de l’église Saint-Bernard par douze sans-papiers. « L’intervention musclée de la police a été décidée en haut-lieu ce matin même, avait précisé la voix du présentateur. Les forces de l’ordre ont procédé à douze arrestations. Les expulsions vers leur pays d’origine suivront sans doute dans la soirée».

Artur R entendit la voix virulente de son père couvrir la suite du commentaire :

– Foutus branleurs de nègres ! Des bons à rien ! Occuper des églises ! Qu’ils retournent donc dans la jungle !

La voix pointue de sa mère renchérissait :

–  C’est vrai qu’ils n’ont rien dans la tête !

–  Négros, bronzés, cafés-au-lait, tous à mitrailler !

Depuis douze ans, Artur R avait toujours suivi les raisonnements de son père mais ce soir, son paternel venait de balancer une chose pas vraie du tout. Dans les propos qu’il venait de surprendre, Artur R releva un mensonge manifeste. Il serra contre lui l’épais livre sur Pelé… Pelé, ce nègre, ce café-au-lait, oui, oui. Mais… dans le même temps, il réalisa que pour marquer 1284 buts, pour mystifier 1284 fois les défenseurs adverses, pour battre à 1284 reprises le gardien adverse, il fallait obligatoirement en avoir dans la tronche. Oui le mensonge était manifeste. 1284 buts. 12 arrestations. 12 expulsions.

Quelque chose clochait. C’était obligé.

Car Artur R en savait long sur la difficulté à marquer un seul but, sur la férocité des tacles défensifs des adversaires, sur les feintes à imaginer pour s’ouvrir le chemin des buts. Il se répétait qu’il fallait diablement d’intelligence pour arriver au total vertigineux de 1284 buts. C’était obligé.

Toute la nuit, il s’agita dans son lit et fit de mauvais rêves. Au matin, il avait triste mine : yeux gonflés, teint cireux. Artur R couvait certainement une grosse fièvre. Il ne marqua pas de but, rata un penalty décisif et fut même sorti par son entraineur avant la fin du match. De tout le voyage-retour, son père ne lui adressa la parole. Artur R se dit que la vie avec les adultes de la maison allait être plus dure que ce qu’il avait alors imaginé. Beaucoup, beaucoup plus dure. C’était obligé. Et pendant les nuits qui suivraient, les mauvais rêves ne manqueraient pas de l’assaillir.

C’était obligé.

La Découpe du Monde (1).

Il y a plus de seize ans – c’était en 1997, juste avant l’euphorie Black Blanc Beur un peu naïve qui avait accompagné la victoire des Bleus au Stade de France – BiBi avait publié un recueil de 14 nouvelles très noires avec, comme fil rouge, le Football, son Réel et ses Imaginaires. Un recueil sur lequel BiBi a récupéré les droits et qu’il cherche à re-publier 🙂 La nouvelle ici présentée était la première des 14. Chaque Nouvelle avait un exergue. La phrase d’Hamlet, acte II, scène 2 (« Ô Dieu ! Je pourrai être enfermé dans une coquille de noix et me sentir le Roi d’un espace infini… seulement voilà, je fais de mauvais rêves ») ouvrait cette première nouvelle qui s’intitulait : « La Découpe du Monde ».

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«Défiez-vous de vos idoles» répétait souvent son entraineur. Mais aujourd’hui, Artur R. n’écoutait pas les conseils. Il placardait les murs de sa chambre avec des photos grand format de ses footballeurs préférés. Serge C. Georgie B. Hugo S. Des encarts en couleur découpés dans l’hebdomadaire sportif que son père, abonné de la première heure, recevait depuis des années. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, Artur R avait été habitué à voir la revue dans le porte-journaux du salon. Les seules lectures autorisées dans la maison étaient celles de l’hebdo sportif et du Bulletin mensuel des Armées.

Artur R chercha quelques punaises dans la boîte et ajouta trois posters au-dessus du bois de son lit : un cliché d’une reprise de volée qu’il avait lui-même effectuée lors d’une rencontre de pupilles au Tournoi des As, une photo de Raymond K. amorçant un dribble court et un instantané de Michel P. délivrant un ballon au millimètre.

– « Je crois que tu devrais te préparer, conseilla la mère d’Artur R en entrant dans la chambre. Ton père va bientôt arriver et tu sais qu’il a horreur que tu sois en retard à l’entraînement».

Artur R ramassa instantanément les petits bouts de papier éparpillés sur le tapis et rangea le reste de ses affiches dans le tiroir de son bureau. Il ouvrit ensuite son armoire et s’habilla méthodiquement pour son entraînement du soir. Chaussures propres, cirées. Chaussettes jaunes, flambant neuf. Short, survêtement nickel. Tels étaient les désirs de son père.

Ce soir-là, l’entraîneur parla longuement tactique et insista sur l’importance du match de dimanche. En cas de victoire, avait-il souligné, les portes de la finale du Tournoi des As seraient définitivement ouvertes.

Artur R, titulaire indiscutable, avant-centre incontesté, représentait le meilleur atout offensif de l’équipe. En dépassant régulièrement la barre des quarante buts par saison, il était devenu un leader d’attaque craint et respecté.

A la fin de la séance des tirs au but qui clôtura l’entraînement, ses coéquipiers vinrent l’entourer. Dans le brouhaha, on entendit fuser un refrain joyeux, bientôt repris en chœur : «Joooo-yeux Aaaannniversaire ! Artur !». Et sous la lumière blafarde des projecteurs, Artur R riait aux éclats.

L’entraineur fendit la ronde chaleureuse des jeunes footballeurs et tendit un paquet à son protégé. «Pour tes douze ans !» dit-il simplement. Artur R déchira aussitôt le papier et ôta maladroitement les liens qui retenaient le livre.

Un livre sur Pelé. Deux cent trente pages sur le numéro dix brésilien.

Dimanche, Artur R attendait impatiemment la demi-finale du Tournoi annuel des As et se mit à rêver aux 1284 buts marqués par l’avant-centre du Brésil tout au long de sa carrière. C’était bien ça le plus incroyable dans ce livre, le chiffre : 1284. Il avait du mal à imaginer.

Pendant les trois jours qui précédèrent la rencontre dominicale, Artur R lut et relut le livre offert par son entraîneur. Le passage qu’il préférait était celui où l’auteur rappelait le geste magnifique de l’avant-centre brésilien. Mexico 1970.

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Suite et fin de la nouvelle : La Découpe du Monde (2).