– C’est la dernière photo de Julia, lâcha le détective, un brin gêné.
Julia était de dos, elle avançait dans la rue pavée en tirant une valise derrière elle. Un noir et blanc de belle facture. J’examinai longuement le cliché.
– Vous savez, continua t-il, je vais abandonner ce foutu métier. Je me reconvertis dans la photographie.
Je relevai la tête, l’air interrogatif.
– Oui, insista t-il, la photo a toujours été ma passion. Euh… à propos de cet instant… (de son index, il tapota le cliché), je voulais vous dire. Votre dame était pressée, elle courait presque. J’ai eu du mal à la suivre. Elle…
– Vous m’avez déjà tout raconté. L’avion, l’aéroport, ce fantôme de Massimo…
– Ils sont partis ce maudit mardi. Tous les deux.
– Dites-moi, fis-je agacé, pour quelle raison aviez-vous gardé cette photo ?
– Je voulais l’agrandir et la mettre dans mon exposition. J’ai eu un contrat d’importance à la Galerie. Une exposition avec 60 de mes photos. Julia est la plus belle. Enfin, je veux dire, le cliché de votre dame.
Il sortit une carte et me la tendit. Je lus en silence : «Robert Lubanski. 60 Photos de détective. Galerie du Net ».
– Vous ne m’en voulez pas ?
Je grommelai en faisant un vague non de la tête. Le détective continuait d’être mal à l’aise :
– Il y aussi autre chose…
Un long silence s’installa pendant que je terminai ma bière. Je me rappelai que tout s’était achevé un mardi. Je comptais les jours, bientôt 90 et les nuits. 90, 90, 90 nuits. Mon portable avait sonné en pleine conférence. Un flic de l’aéroport. Un délégué à Roissy qui m’avertissait du crash. 281 morts. Aucun survivant. Je n’avais pas bien compris. Ecoutez, ça peut attendre, non ? J’avais repris mon cours sur Flaubert. L’éducation sentimentale. J’avais mis en débat la page 4. Frédéric Moreau rencontre Madame Arnoux pour la première fois et s’écrie : « Ce fut comme une apparition ». Le désastre allait venir plus tard.
– Cette photo…
La voix hésitante du détective me sortit de ma torpeur :
– Eh bien oui, Robert, allez-y. Quoi, cette photo ?
– Mon expo s’est ouverte la semaine dernière et vous savez comment sont les gens, ils sont sans scrupules. Il y a un visiteur qui a photographié ce cliché de Julia en catimini…
– Et ?
– Il l’a mis en ligne sur Internet, sur son blog pour en faire un jeu.
– Un jeu ?
– Un jeu d’écritures (Il sortit un bout de papier qu’il déplia). Je vous ai écrit l’adresse du site. Vous pourrez aller y faire un tour.
Je demandai en fronçant le sourcil :
– De quoi s’agit-il ?
– Je suis étonné. Ce jeu d’écritures n’est pas un tag, pas un concours, pas même une compétition littéraire. Il n’y a aucun prix. La règle veut que chacun peut envoyer un texte sur le site à partir d’une photographie. Ce mois-ci, ils ont mis en ligne le cliché de Julia. C’est un énorme succès. Je… je n’ai rien pu faire. Je n’y suis pour rien.
– Ne vous en faites pas, Robert.
Il parut soulagé. Maintenant qu’il avait tout lâché, il n’avait qu’une seule envie : partir pour oublier cette dernière histoire. Rayer de la carte ce putain de boulot, ne plus rien avoir avec ces connards de clients. Fuir à tout jamais ces maris trompés qui le payaient pour suivre leur femme et qui apprenaient l’irréparable.
Robert Lubanski se leva pendant que je déchiffrai la note qu’il m’avait donnée. « blog à millemains : http://a1000mains.hautetfort.com »
– Vous viendrez à mon expo ? lâcha t-il timidement.
Je hochai de la tête mais mon esprit était ailleurs. Je participerai. J’écrirai. Je leur dirai ta valise bourrée de tout mon amour, je leur dirai ces hauts-talons achetés pour notre anniversaire de mariage, je leur raconterai ta précipitation sur le pavé de cette rue, ton trait de caractère, toujours, toujours pressée. Tu cours vers moi, tu poses ta valise, tu ouvres grand les bras, tu es déjà sur moi, Julia, sur moi, à m’embrasser, à m’enlacer, à m’entraîner. Tiens, regarde ! Personne n’a remarqué que tu téléphonais. Ta main gauche à ton oreille. Tu téléphonais. Tu me téléphonais. Je l’écrirai, je leur crierai tout, je leur dirai notre fidélité, notre amour indestructible. Je l’écrierai, je l’écrierai. Je l’écrierai. Je l’écrierai.
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