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Ce sont souvent à travers les mêmes objets que les films américains s’imposent à nous. Le film Gran Torino de Clint Eastwood n’échappe pas à la règle. On y retrouve l’arme à feu, la bagnole (qui donne le titre au long métrage), la bière et – plus rare – la caisse à outils. Ce qui est nouveau, c’est que l’index et le pouce tendus prennent (parfois) la place du vrai pistolet. Ce qui est inédit, c’est que la voiture n’en poursuit pas une autre (pas de cascades spectaculaires) et la bière du film n’est pas la traditionnelle Budweiser des paysans du Middle-West.
A ces quatre objets, on pourrait y ajouter la cigarette. Le héros Walt Kowalski est en ambivalence avec le tabac. Il oscille entre la règle (il fume ses cigarettes à l’extérieur) et l’exception-transgression (il fume dans sa baignoire et va jusqu’à le souligner à sa chienne Daisy au regard désapprobateur). Kowalski continue même de braver l’interdit en passant outre le discours médicalement et politiquement correct… Souvenons-nous quand-même du crime de lèse-majesté lorsque les autorités US ont imposé de gommer la cigarette de Lucky Luke.
La Gran Torino 1972 est comme la Plénitude, c’est le Bonheur impossible qu’on effleure, qu’on astique. Walt roule en Falcon, jamais en Torino. Son legs testamentaire comportera une obligation, celle de ne pas maquiller le véhicule, de ne pas le customiser, de ne pas le colorer, de ne pas le repeindre ou le trafiquer. BiBi n’a pas souvenir d’avoir vu une Voiture américaine dans un film américain traitée de cette façon-là.
Quatre objets autour de quatre lignes directrices.
Ainsi, autour du Héros, le Passé guerrier resurgit en permanence. Les héros ont toujours l’Ailleurs comme creuset du traumatisme. Aujourd’hui, l’Irak. Hier, le Vietnam. Avant-hier, la Corée. Au passé douloureux, à la blessure du Va-t’en-Guerre, répond la Rédemption : pour chaque Ancien Combattant, il y a un choix tragique à faire continuellement entre le Souvenir et la Vie Présente, choix d’autant plus tragique que la Mort se rend proche, surplombant les jours et les nuits de Walt Kowalski.
Eastwood met magnifiquement en scène le double mouvement du Rachat (qui est sublimé dans le Sacrifice de Soi final) et de l’Ouverture à l’Autre. Ce double mouvement est évidemment capté par le jeu et la présence de Clint Eastwood, jeu et présence sans équivalent. On a beau dire qu’il surjoue, qu’il s’amuse, qu’il fait son cinéma, qu’il ironise, il reste un acteur indéchiffrable attirant la sympathie mais cette sympathie est toujours mêlée de défiance (il y a toujours, chez Clint Eastwood acteur, quelque chose qui n’entre pas dans le cadre et que, pourtant, il fait rentrer).
Ce quelque chose d’intraduisible ne l’est pas en mots mais en images. Cette chose indéfinissable et impalpable, c’est bien sûr du «Cinéma ».
Passé noir, Rédemption mais aussi – en échos essentiels – Transmission (via la langue et la valeur-travail). Le film se love dans les plis d’une langue multiethnique. Il y a les trois jeunes garçons noirs et leur pauvre baratin (souligné par Sue), il y a le jeune amoureux de Sue et l’Entrepreneur à l’accent irlandais tous deux, il y a le Parler hmong (Sue traduit les paroles maternelles), il y a le parler-blanc des enfants de Walt et l’italianité du barbier. Seule l’insulte – don et découverte de Soi – peut secouer les rapports langagiers et sortir la parole de la Norme. Insultes et langage ordurier dont on sait qu’il n’y a pas mieux pour nouer le lien social et affectif et ne pas le perdre.
Pour se débrouiller socialement, Thao doit donc apprendre les tics de langage. Il doit ruser avec les mots, doit en tenir compte – non pour imiter bêtement son Maître Walt – mais pour inventer sa propre langue.
Mais au bout du compte, au bout du film, que reste t-il…? La Mort.
Il reste la Vie qui sillonne la route avec Thao au volant et il reste la Mort qui – via le drame final- réconcilie quand-même Walt avec la Communauté : les voisins accourent et par leurs regards, ils le font exister pour une première fois, même s’il a fallu pour Walt être criblé de balles.
Il reste aussi un travelling souple, aérien, printanier en dernière image : Thao conduit, il roule, il mène et il règle sa vie à bonne vitesse. Le Rêve américain est increvable sur ces routes-là. Pour Walt, cependant, le Rêve n’a jamais vraiment commencé (sauf par procuration dans son testament où est consigné le don de sa Gran Torino 1972 à Thao).
Au générique, BiBi a cligné des yeux et il lui est curieusement venu une (para)phrase d’Arthur Rimbaud : «Elle est retrouvée/ Quoi ?/ L’Eternité/ C’est la Bagnole allée avec le Soleil ».
BiBi a fait aussi son cinéma :
J’ai trouvé Clint égal à lui-même. Bien qu’en faisant un peu trop. Pour le reste, j’ai trouvé le film lourdingue et piégé dans ses bons sentiments. Le sommet étant atteint à la fin avec le gook médaillé pleurnichant sur le lieu du drame. Réalisé avec des godasses de ski et écrit avec des gants de boxe. Clint en somme. Mais on l’aime quand même le view cowboy.
JR
Comme à l’habitude, Clint Eastwood nous offre le côté « patriote » insupportable ( la médaille de guerre qui passe d’une poitrine à l’autre), nous fait cadeau de bons sentiments un peu lourdingues et presque peu crédibles ( chacun sait que le Bien ne se révèle pas si facilement en un Tour de Magie ni même en un Tour de Bagnole). Mais c’est ce « quand même » ( Clint, « on l’aime quand même ») que BiBi a voulu explorer.
Les mots que tu choisis, et le sens qu’ils dessinent sont plus forts que n’importe quels longs metrages. Aussi merveilleux qu’ils puissent etre ! A l’autre bout du monde, ta prose journalistique me fait frissoner (partout, tout le temps). Un voyage intelectuel sans frontieres (pour tous, tout le temps) Merci bibi !
Un grand film !
On prend les ingrédients des films traditionnels américains (la médaille, le drapeau, la famille, la religion, le flingue, la bière, les armes, les voitures et même le baseball) et on donne le bébé à Clint.
Eastwood mélange tout ça, il casse les règles habituelles, il nous place des répliques dignes du grand inspecteur Harry… Et il en ressort un chef d’oeuvre unique et totalement inédit.
Pour ce côté « patriote », je ne suis pas d’accord avec toi Bibi. Kowalski a été déçu par cette médaille. Pour lui, elle n’a aucune valeur. Il l’a laissé pendant 60 ans dans un coffre au fin fond de sa cave. Cette foutue médaille patriotique l’a poursuivie toute sa vie. Elle est le symbole de sa vie ratée et pourrie. En la donnant à Thao, il essaie de dire ; « j’emmerde cette guerre et ce patriotisme à 2 balles »… « Sans avoir tiré une seule balle, ce garçon honnête et sincère la mérite 1 000 fois plus que moi ».
Merci Clint ! 🙂