Souvenirs d’Alzheimer. (1)

Annie Ernaux

J’ai longtemps laissé de côté ce petit livre d’Annie Ernaux («Je ne suis pas sortie de ma Nuit» chez Gallimard), le regardant de loin sur mes étagères sans jamais oser l’ouvrir. Je savais qu’elle y racontait l’histoire de sa mère atteinte d’Alzheimer. Une histoire en écho avec mes douze années vécues à proximité et à distance de la mienne. A peine sorti de ma lecture, j’ai éprouvé comme une nécessité de m’y appuyer et d’écrire – à mon tour – mes souvenirs à peine revus, à peine corrigés.

Annie Ernaux : «A chaque fois que je reviens de la voir, j’ai besoin d’écouter de la musique sur mon autoradio, très fort». Sur la route du retour, toute en lacets, je m’arrêtais toujours au même endroit. Sans même sortir de la voiture, je décrochais ma ceinture de sécurité et, penché au-dessus de la fondrière, je vomissais, je vomissais. Je repartais la tête vide, remettant ce même morceau à fond la caisse, «Don’t Let Me Be Misunderstood», la version d’Eric Burdon sans les «Animals». Le soir, bizarrement, je me couchais sans rien avaler et m’endormais pour une nuit sans rêves. Comme un bébé.

Autrefois, je riais de ses lapsus, des chocs incongrus dans ses pensées, de ses paroles lancées au hasard. Je riais, puis j’ai souri puis j’ai ri. Mais – comme l’écrivait Lautréamont – j’ai ri alors d’un rire qui ne riait plus.

A chaque visite, la dégradation. De cheveux châtains, ma mère passait aux cheveux gris-roux. Des mèches pendaient comme si elles avaient été enduites de sucre séché. J’avais alors exigé qu’une coiffeuse passât chaque quinzaine. Dès lors, elle eut une coiffure aux reflets violets. J’étais content de la voir ainsi lorsque j’arrivais le lendemain de sa coupe.

Annie Ernaux : «Ecrire sur sa mère pose forcément la question de l’écriture». Bien sûr, tout se résume via la langue commune, via notre langue maternelle. Je repense à Manet le peintre et à ses pensées insensées : «Un jour, me trouvant au chevet d’une morte qui m’avait été très chère, je me surpris les yeux fixés sur la tempe tragique, dans l’acte de chercher l’appropriation des dégradations de coloris que la mort venait d’imposer à l’immobile visage. Des tons de bleu, de jaune, de gris, que sais-je ? Voilà où j’en étais venu… » Rien de tel chez Annie Ernaux. Certains ont à disposition des tons de bleu, d’autres ont des mots à poser, des mots à chercher et à trouver pour retarder la dégradation. Des mots arrachés pour continuer à tenir – soi-même – debout. «Eviter, en écrivant, de me laisser aller à l’émotion» lâche Annie Ernaux.

M'man

Ma mère aimait les plages, le soleil, le sable. «The Girl from Ipanema» était une de ses chansons préférées. Je mettais du Joao Gilberto et du Stan Getz et je la regardais dormir en fœtus, dans ce lit à barreaux métalliques. La mer : je nous revoyais sur le sable blanc de Mazagan près de l’Hôtel du Marhaba ou sur les longues plages de Moulay-Bousslem. Elle, affrontant les vagues dans son Une-Pièce à petits carreaux rose et blanc, moi planté fièrement devant mes pâtés de sable. En 1966, débarquant en France, encore tout minot, je passais en boucle Adamo et ses Filles du Bord de Mer.

L’absence de toute parole est venue rapidement après les premiers symptômes. Je ne saurais dater cette dernière question «Tu connais, M’man, ta date de naissance ?» A ma grande stupéfaction, elle avait retrouvé la date du 18 décembre, elle s’était souvenue exactement de l’année. J’ai souri comme un professeur satisfait de la réponse de son élève. C’était ma dernière question, ce fut sa dernière réponse articulée.

Ebahi, j’écoutais ma mère, agressive, en colère, serrant les dents me lancer à la face : «Cochon ! Vieux cochon !». Elle qui n’avait jamais dit un mot déplacé de toute sa vie, qui avait abhorré les insultes et les gens grossiers. Pour me rassurer, je construisais des hypothèses plausibles. Celle-ci : peut-être se souvenait-elle de mes yeux marron ? «Yeux marron, yeux de cochon» disait-elle souvent.

Sur la plage

Le désir de Flaubert d’«écrire un livre sur rien». Il aurait été en visite dans la chambre de ma mère, il l’aurait écrit son livre. Dans l’arrière-boutique maternelle, c’était le vide à toutes les étagères, c’était désormais du monologue épuisant, quasi-inutile. Peut-être que le brave Gustave aurait écrit un paragraphe sur les caresses : celles de ma propre main effleurant la sienne. Et quelques autres lignes sur les petits cris de bête apeurée qu’allait pousser ma mère dix ans durant.

Je ne voulais lire ni Annie Ernaux ni Odile Rosenthal mais question Films, j’étais tombé par hasard sur deux longs métrages : celui de Zabou Breitman avec Isabelle Carré et Bernard Campan en phase ultime et celui où Michel Piccoli, jeune malade d’Alzheimer, se perdait le long des voies ferrées en cherchant à retrouver son domicile. L’acteur écrivait sur des carnets le déroulement de sa journée, y détaillait ses proches en notant leur parenté (évidemment pour ne pas la perdre). Inutile de me trouver les titres de ces deux films, je ne veux plus jamais, jamais les revoir.

Pour la suite, c’est ici : deuxième et dernière partie des Souvenirs-BiBi.

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