A plusieurs reprises, BiBi a rencontré des Lecteurs d’Elite, des Lecteurs-gloutons. Ils se veulent nouveaux Manifestants de l’Art de Lire. Ils étalent leur confiture culturelle et nous en font des tartines. BiBi ira t-il leur serrer la main ?
Les Lecteurs gloutons disent lire au taux supérieur, ils font dans la bravoure, ils font les incollables à merveille, ils connaissent comme pas deux le Prague des années vingt, le Londres du Dix-septième, le Paris de la Bohème ou la Route de Kerouac. Ces mêmes lecteurs – pour peu que vous les côtoyiez assez longtemps – s’endorment pourtant paisiblement après une rencontre avec Macbeth, ils ne connaissent aucune sorte d’insomnie dans la demeure de Grégoire Samsa et peuvent dormir sur leurs deux oreilles après avoir trinqué avec Artaud le Mômo.
BiBi ne s’en cachera pas : il n’a aucune considération pour ces Lecteurs aristocrates, pour ces Lecteurs d’élite qui veulent faire l’économie de certaines lectures, qui se croient toujours dispensés de saluer la Beauté, qui font la sourde oreille aux suppliques de Richard III et au coup de canon du Suicidé de la Société, qui haussent les épaules en passant devant l’hôpital de Rodez ou la maison de Croisset et qui évitent les champs de blé trop brûlants de Vincent le Hollandais. Oh pour ça oui, ils ont visité la Vieille Castille du Quichotte, ils se sont payés les bagnes à Cayenne ou la visite d’Aden, ils ont choisi de survoler le Désert des Tartares en Jet privé, ils ont raboté à la menuiserie de Tübingen, oh oui, oui, mais c’était pour pique-niquer, pour manger du bout des doigts et se rincer l’œil. Ils s’en sont revenus bien vite fatigués, et tenez, ils trouveraient encore tout un tas de raisons pour ne pas inviter notre cher et précieux Pantagruel à leur table, oui, c’est que ça ferait trop gros, pour ne pas suivre Quichotte sur son terrain, oh ça ferait trop maigre, ou rejoindre Crusoë sur son île, sur, bien sur que ça ferait trop loin.
Eh bien, que ces Lecteurs-là aillent se faire cuire un œuf à l’île de Pâque ou à la Trinité, qu’ils aillent manger de la vache enragée dans la Pampa ou à Pampelune, faire un Tour-Operator à Tours, chiner à Chinon ou s’échiner en Chine ! Cela importe peu à BiBi, bien peu.
Ces Lecteurs gloutons ! Ils lisent sans arrêt mais sans être en arrêt, ils dévorent, engloutissent, ils se réservent toujours une excellente table, font toujours un excellent repas et parlent toujours excellemment à d’autres excellentes personnes, ils avalisent presque tout, ils ingurgitent tout, pas un morceau choisi ne manque à leurs conversations et pas un Grand Auteur à leurs Inventaires. Ils sont tout beaux, oui, d’excellente tenue, d’excellentes familles, ils vont de colloques en colloques sans la moindre colique, ils ont tout lu, tout vu, tout entendu et bercés par l’Harmonie du Monde, ils se disent en règle avec la Poésie. Aujourd’hui, on peut même trouver, parmi eux, des chefs d’Entreprise distingués, pas du tout ceux du siècle dernier,Capitaines d’Entreprise, hommes modestes ou médiatiquement généreux, ils ont toujours fière allure, genre beau-ténébreux-un-livre-à-la-main, toujours prêts à vous faire tourner la tête…
Ces Lecteurs d’Elite transforment toujours l’Événement du Lire en un Profit pour l’Actualité, ils comptent sur la Notoriété accumulée et la Performance à répétition, ils veulent lire sans l’Epreuve de la lecture, ils veulent lire sans les crocs dehors et les accrocs en dedans. Ces Aventuriers de la Lecture-maison, ces Boulimiques ultra-chic et tout-puissants, ces Lecteurs-rentiers évitent soigneusement l’Epreuve, ils confondent vitesse et précipitation, ils tournent la page, encore une page, une autre, vite vite encore une autre. Dans cette Grande Parade de la Lecture, il leur manque la grande Peur au ventre, la Tenue débraillée, l’Épreuve du Choc qui ne fait pas chic, il leur manque les chocottes, les blessures de la chicotte et les cicatrices avec.
Qu’ils restent donc cloués à leurs sièges et à leurs croix : BiBi n’ira pas les décrocher. Qu’ils restent donc à se tourner les pouces ou à tourner leurs pages, ça évitera à BiBi d’avoir à leur serrer la main.