Category Archives: Livres de lecture & Poésie(s)

Camarade Nietszche.

Nietszche  (re)vient souvent au secours de BiBi pour qu’il apprenne à voir, pour qu’il apprenne à parler, à lire, à penser. C’est qu’il faut à BiBi sans cesse apprendre et réapprendre à voir, habituer son œil à laisser venir à lui les choses, les gens, les parfums. C’est cela la première préparation à la Pensée. Eviter les écueils du Jugement immédiat, souvent grossier. Se méfier comme de la Peste des réactions instantanées à une séduction.

Apprendre à voir, c’est ce que le Langage nietzschéen appelle la Volonté forte : l’essentiel étant précisément de ne pas « vouloir », de pouvoir suspendre la décision… « L’art de penser doit être appris comme la Danse, comme une espèce de danse », écrit le génial Friedrich. « Savoir danser avec les pieds, avec les concepts, avec les mots », insiste t-il en rajoutant : « Faut-il que je dise qu’il est nécessaire de le savoir avec la plume, qu’il faut apprendre à écrire ? »

Il est là, ce Jeu électrique de l’écriture où les mots au courant (fou) oscillent entre Vitesse de la lumière et Déplacements d’escargot. Nous y sommes dans ce Monde, dans ce Monde (im)mobile avec sa charge quasi-muette de convocations ( «Que fais-tu ? Qui es-tu ? Où vas-tu ?»), avec ce fracas insistant d’interpellations («Poètes et non-Poètes, vos papiers ! ») et de garde-à-vue («Mets-toi là et ne bouge pas, on t’a à l’oeil !»).Tout nous pousse à nous tenir à l’écart d’une écriture qui rendrait compte de ce qui est, de la Vie dans sa Beauté illégitime, de la Vie dans son exaspérante lenteur.

C’est vrai qu’il y a une impossibilité de penser, qu’il y a une impossibilité conjointe de parler et d’être entendu (là est la Violence sourde) mais cela ne signifie en rien qu’il n’y aurait rien à dire. Ce « Rien à Dire », laissons-le aux piteux Loquaces qui remplissent les écrans télévisuels, aux Spécialistes du Bavardage sur l’Indicible, aux Fogiel, aux Ruquier, aux Philippe Val du Monde entier.

BiBi et ses Amis ont, eux, plutôt un Trop-à-Dire. Ils sont plutôt sommés de tout dire. Ou si ce n’est de tout dire, de faire en écriture, l’expérience et l’épreuve des Limites, des leurs comme celles du Monde.

Le bonheur n’est pas un bon sujet pour le Poète.

Trois extraits, trois diamants. L’un de Robert Walser. Les deux autres de la poétesse russe Marina Tsvetaeva.

«  Le bonheur n’est pas un bon sujet pour le Poète. Il se suffit trop à lui-même. Il n’a pas besoin de commentaires. Il peut dormir replié sur lui-même, comme un hérisson. En revanche, la souffrance, la tragédie et la comédie sont bourrés de forces explosives. Il n’y a qu’à savoir y mettre le feu au bon moment. Alors, elles montent au ciel comme des fusées pour illuminer tout l’espace ». (Robert Walser) 

« [Sur l’écriture]. J’obéis à quelque chose qui, sans cesse, mais de façon discontinue, résonne en moi, qui tantôt me dirige, tantôt me commande. Quand cela dirige – je discute, quand cela commande – je me soumets ». (Marina Tsvetaeva).

« Mon but, lorsque je commence à écrire, n’est de réjouir personne, ni moi-même, ni un autre, c’est de créer l’œuvre la plus parfaite possible. La joie vient plus tard, après l’achèvement. Le chef d’armée qui engage le combat ne songe ni aux lauriers, ni aux roses, ni aux foules, – il ne pense qu’au combat et moins à la victoire qu’à telle ou telle position qu’il faut conquérir. La joie vient plus tard et elle est grande. Vient aussi une grande fatigue. Cette fatigue, après l’achèvement de l’œuvre, je la respecte. Elle signifie qu’il y avait quelque chose à vaincre et que l’œuvre ne s’est pas donnée pour rien. Donc cela valait la peine de livrer le combat. Je respecte aussi la fatigue du lecteur. De lire mon œuvre t’a fatigué – donc tu as bien lu et tu as lu quelque chose de bien. La fatigue du lecteur n’est pas dévastatrice, elle est créatrice, co-créatrice. Elle fait honneur au lecteur et à moi-même ». (Marina Tsvetaeva. Le poète et la critique).

Frères de langue (Kafka, Beckett, Cioran).

« Tu m’interroges sur mes maux et sur mes élancements : pas d’inquiétude ! Les aiguilles dans ma tête sont aiguisements de mes pensées, aiguillons dans mon phrasé.

La Maladie de la Lecture m’a rendu, me rendra la Santé resplendissante. Les souvenirs sur les livres ont resurgi à vitesse grand V. Les brûlures et les baumes avec. J’ai repris Kafka quelque trente ans après. Comme au premier jour : peur, effroi devant les déplacements incongrus de Grégoire Samsa, devant le sifflement de sa Souris, les postillons de la toux de son Singe. Et que dire de l’écrivain pragois, en fin de vie,ventriloque au Sanatorium de Kierling et soutenu par Dora Dyamant, s’émerveillant tous deux d’une plante buvant son eau ?

Il est des Oeuvres de destin qui font bouteille d’oxygène. Des livres par lesquels on respire. Pas besoin de savoir qui, comment, pourquoi. On branche le premier mot et c’est instantanément la Vraie Vie qui s’installe et nous envahit. En refermant tel livre, nous voilà désemparés, incrédules, cherchant à nouveau un second souffle.

Je relis les Irlandais ce début de semaine. James Joyce, presque juif, est Terre promise à lui tout seul. Samuel Beckett, lui, écorche jusqu’au sang la chair des mots français. Tous deux invités de la Langue française (comme Cioran) – sans égards pour leur Mère d’adoption.

Diaboliques, eux aussi, en toute innocence. Ils volent les bébés dans les berceaux.

Ils sont mes frères de langue».

Photographie de Cioran par Marc Trivier, E.M. Cioran, Paris, 1983.

Obstination de la poésie.

Dans Le Monde Diplomatique de janvier 2010, on trouve – c’est suffisamment rare pour être souligné – une intervention d’un poète, Jacques Roubaud. BiBi reprend ici le magnifique intitulé de son article : «Obstination de la poésie ». Ce beau titre enveloppe les deux lignes qui suivent : il faudrait, écrit le poète, «voir la poésie où elle se trouve, dans un tête-à-tête avec la langue ».

Jacques Roubaud poursuit en préambule de son article : « L’insignifiance économique de la poésie la condamne à l’obscurité ; pourtant les recueils, les revues, les sites qui lui sont dédiés continuent de fleurir. Et réservent de belles découvertes à ceux qui prennent la peine d’y accoutumer leur œil et leur oreille ».

L’attrait de la poésie est encore présent, note Jacques Roubaud, en particulier sur la Toile où «l’on doit constater qu’on trouve beaucoup de poèmes et que la poésie, de ce fait, atteint plus de lecteurs que ne le fait le livre ».

Vérité du constat.

Les gens ont faim d’écriture et de lecture. Pour peu qu’ils rencontrent une voix de récitant, le texte d’un témoin, le partage d’un passeur, les voilà armés de ces mots qui font bouger le Monde, de cette prose qui fait osciller nos représentations enkystées du Monde. Cette Cosmogonie nouvelle nous porte alors au-delà de ce qui nous fige et nous cloue au sol. Pour peu que la rencontre ait lieu en un minimum de disponibilité, la poésie fait la différence car elle parle au cœur de l’humain et de l’aventure humaine, elle parle aux dieux descendus sur terre et aux cieux, elle répond aux murmures du vent et repousse les assauts du cynisme, de la vanité, de l’aigreur et du désespoir perpétuel.

Jacques Roubaud a raison : «Obstination de la poésie».

Maurice Blanchot & René Char.

BiBi a lu attentivement l’article du JDD (dimanche 20 décembre) qui traitait des « nouveaux intellectuels ». BiBi est retourné feuilleter le petit livre « Les Intellectuels en question » de Maurice Blanchot et s’est souvenu du combat de René Char. BiBi adresse un grand salut à Mômo et René là où ils sont, là où ils ont été.

Ces deux Intellectuels ont marqué le paysage culturel français. Ils ont fait ce qu’ils devaient faire en des temps désastreux, temps pas si lointains que ça (Guerre 39-45, Guerre d’Algérie).

Du petit livre de Maurice Blanchot «Les Intellectuels en question» (Ebauche d’une réflexion aux Editions Fourbis), BiBi en a tiré deux belles phrases sur les Intellectuels.

Une historique : « De l’Affaire Dreyfus à Hitler et à Auschwitz, il s’est confirmé que c’est l’antisémitisme (avec le racisme et la xénophobie) qui a révélé le plus fortement l’intellectuel à lui-même : autrement dit, c’est sous cette forme que le souci des autres lui a imposé (ou non) de sortir de sa solitude créatrice ».

Et l’autre, plus pragmatique : Un intellectuel serait «un citoyen qui ne se contente pas de voter selon ses besoins et ses idées mais qui, ayant voté, s’intéresse à ce qui résulte de cet acte unique et, tout en gardant la distance vis-à-vis de l’action nécessaire, réfléchit sur le sens de cette action et, tour à tour, parle et se tait».

En écho à Maurice Blanchot, instigateur du Manifeste des 121 pendant la Guerre d’Algérie, le poète René Char, résistant de la première heure, écrivait en 1943 un billet à Francis Curiel :

« Je veux n’oublier jamais que l’on m’a contraint à devenir – pour combien de temps ? – un monstre de justice et d’intolérance, un simplificateur claquemuré, un personnage arctique qui se désintéresse du sort de quiconque ne se ligue pas avec lui pour abattre les Chiens de l’Enfer. Les rafles d’israélites, les séances de scalp dans les commissariats, les raids terroristes des polices hitlériennes sur des villages ahuris me soulèvent de terre, plaquent sur les gerçures de mon visage une gifle de fonte rouge ».

Hier les Chiens de l’Enfer. Aujourd’hui, les Toutous de Lagardère et les Chiens de garde de la Niche à Chouchou.