BiBi a passé ses derniers jours d’Octobre à Paris. Les Parisiens ne l’ont pas laissés sans voix.
1. On avait choisi un steak au poivre et un lapin aux pruneaux. Il a écouté, pris la commande pour deux. Il est revenu avec deux steaks au poivre. On lui a fait remarquer son erreur. Il a repris le steak puis est revenu quelques minutes plus tard en glissant le lapin sur notre table, toujours en silence. Il n’a pas plus dit un mot avant que pendant ou qu’après. Le Silence comme gouffre, le Silence comme Solitude des Êtres. «Serveurs» : anagramme quasi-parfait de Rêveurs.
2. BiBi est assis à côté d’un vieux bonhomme, la soixantaine. Le wagon est à moitié plein. Dans le dos de BiBi, on entend une vague voix d’origine roumaine qui lâche quelques mots incompréhensibles. Nous parvient tout aussitôt le son d’un trombone qui joue «Padam Padam» d’Edith Piaf. Le voisin de BiBi replie son journal à la hâte. Il maugrée : «Des Roumains, des Roumains». Il se lève, se poste à la portière : «ça pue, il faut sortir le lance-flammes» dit-il en sautant aussi sec sur le quai. C’est la France du FN qui a voté Sarkozy.
3. Fontaine Saint-Michel : il a acheté une rose rouge et il la préserve sous son imperméable marron clair. Il attend. Il est surpris par celle, toute timide, qui vient à sa rencontre. Elle laisse échapper son pseudo. Ils se sont contactés via MSN. Ils se reconnaissent peu à peu. Ils s’en vont chercher un restaurant en remontant Saint-Michel. Il ne lui a pas encore montré sa rose. BiBi se demande à quel moment il la lui offrira.
4. Il a la trentaine, perd déjà ses cheveux. On ne peut pas le rater : il est debout, adossé à la barre des strapontins. Les stations de métro défilent. Il parle à haute voix dans son portable. Il est question de son beau-frère et de sa sœur en banlieue qui l’invitent ce samedi. Sa femme, au bout du fil, ne sera pas de la partie. Il demande des nouvelles de ses enfants, ils parlent bricolage dans l’appartement. Tout le monde écoute sans que quiconque ne proteste contre cette intimité exhibée. Pourquoi n’est-ce insupportable qu’aux seules oreilles de BiBi ? L’Inconnu a éteint enfin son portable. Tout le monde a écouté sa conversation mais lui, il n’entend personne, il ne veut entendre personne. Il a sorti ses deux boules de Ipod et se les est fourguées dans ses oreilles. Emmerder le monde avec ses histoires mais… mépris le plus complet pour le reste du Monde et ses murmures.
5. Dans la coquille Saint-Jacques de Beaubourg, un amuseur public jongle sur un vélocipède avec trois torches en feu. Les enfants rient, ont peur, reviennent, s’approchent, s’éloignent. BiBi a même vu de grandes personnes rire.
6. BiBi a commencé le livre d’Arlette Farge, son essai pour une Histoire des Voix au dix-huitième siècle chez Bayard. Aujourd’hui, ce n’est plus l’oralité qui domine dans la rue, dans les couloirs du métro, dans les Parcs de la Capitale mais plutôt la lecture silencieuse, les écrits, le regard sur les journaux gratuits (Métro, Direct 8). La brutalité verbale du chômeur psalmodiant sa détresse est perçue comme un dérangement intolérable. Au 18e comme au 21eme siècle, le Peuple d’En-bas n’a pas la légèreté et l’élégance du Monde au Langage cultivé. Arlette Farge est du côté des Sans Voix. BiBi aussi.
7. Trois jolies japonaises sur les Champs Elysées : la première se précipite sur BiBi en le pointant du doigt. Elle hurle de plaisir. Mais au lieu de s’arrêter, elle le dépasse, toujours en criant de joie. Les deux autres se précipitent aussitôt… en dépassant BiBi. En se retournant, BiBi s’aperçoit qu’elles sont heureuses d’avoir trouvé derrière lui l’enseigne grandiose et lumineuse de… Louis Vuitton. Et dire que BiBi a cru – pendant un moment – que l’affaire était dans le sac !
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