Légendes d’Hélène (1) : la jeune femme turque.

Plateau d'Anatolie

*

Mon ami, l’écrivain public, m’a écrit.

Hier fut pour lui une journée particulière : il avait reçu trois femmes, trois femmes au prénom similaire : Hélène. Il a écouté leurs histoires puis sous leurs trois dictées, il a écrit. Première rencontre : Elena, la jeune femme turque.

ELENA.

     « La première, une jeune femme turque, se prénommait Elena. Timide je n’ai su, plus sûrement apeurée, elle m’a longuement parlé de Pâris qui logeait en cachette chez sa sœur sur les Plateaux d’Anatolie. Pâris, son soupirant, attendait le signal, tout était organisé, il devait descendre à Rhodes prendre un premier bateau clandestin pour Chypre avant d’en attraper un autre, direction Marseille. De là, tenter de rejoindre Hélène, terminus de son voyage. Cette jeune femme me demandait donc, elle qui ne sait ni lire ni écrire le français, d’écrire à Pâris son fiancé, «tout est prêt pour te recevoir», elle ne voulait pas de «chéri», elle m’a dit un mot en turc mais ce n’était ni «amour» ni «mon cher amour». Elle a été d’accord sur «Tout est prêt, tu pourras travailler chez mon père, on essayera d’avoir des papiers, la France, la France, il y a des gens intelligents ici, intelligents et humains». Mais ce qu’elle voulait aussi, c’était caser en post-scriptum un poème à la Nazim Hikmet, un discret poème d’amour s’entend. Ses yeux se sont mis à briller, un poème à la Persane, un peu façon Haviz. Ses mains tremblaient, son cœur brûlait. J’ai traduit son feu, ses flammes, sa fièvre d’amoureuse :

« En nous, le feu qui couve, les tisons sous nos apparences cendrées.

En nous, les grands incendies qui détruisent nos certitudes et dévastent nos territoires.

En nous, les feux où l’on se réchauffe le cœur et les mains.

En nous, les petites flammes qui éclairent nos coins si fragiles et les intérieurs de nos tentes de nomades».

Elle pense bibi article

     J’ai voulu corriger, rallonger le texte, je le sentais inachevé, pas tout à fait accompli, mais Elena m’a dit «Non, non, non, Monsieur, non Monsieur, il faut couper. En Turquie, on n’est pas aussi bavard. Et puis Pâris n’accepterait pas». Elle n’était pas satisfaite de la tournure des événements, de la tournure de mes phrases surtout, elle sautait d’un pied sur l’autre, presque véhémente. Pas presque, furieuse plus sûrement, enragée même, subitement. Elle s’est mise à parler plus haut, à accélérer son débit, à crier fort, très fort. C’est là que j’ai compris que la question «Que veut une femme ?» était une ineptie, une question très très bête, car la question première, masculine, n’est pas celle-là mais plus sûrement celle-ci «Comment, comment rendre une femme heureuse ?»

     Elena jetait des regards très inquiets dans la rue, épouvantée, gémissante, grandement gémissante, tordue de douleur, elle tenait son ventre à deux mains, j’ai compris, j’ai vu du sang, il y avait du sang, de son sang sur la robe, une mare de sang. C’est qu’elle n’avait plus l’enfant, avortée qu’elle avait été, oui elle s’était faite avortée sans que quiconque le sache, du sang, du sang avait rougi ma moquette, elle disait «pardon, pardon» à son amoureux des Plateaux, «pardon, pardon, pardon, pitié pour ma faute, je n’aurais pas dû dire oui à cet apprenti italien, dire oui à ses yeux de velours, à ces gestes tendres, à son baratin». Et voilà, pour oublier tout ça, elle avait menti à Pâris, son amoureux turc, à son homme descendu des hauts plateaux, prêt à être accueilli ici. C’est que ce Pâris était l’Homme aux deux bras supplémentaires attendu aussi pour l’entreprise de Dieu le Père.

Hantaï(Tableau Simon Hantaï)

     J’ai alors compris la raison de sa visite, elle venait ici pour la légende, elle voulait la plus belle des légendes, Pénélope attendant Ulysse. «Ô Pâris ! Pâris ! Je t’ai attendu longuement, sagement. Mes travaux herculéens de tapissière m’ont occupé toute entière, devant le rouet, avec mes pelotes de laine, je n’ai pas fauté, je n’ai pas pêché». Elle voulait que je lui écrive cette Légende mais elle n’a pas attendu, elle a ouvert la porte, elle s’est enfuie, elle courait, courait, courait le long de la voie ferrée, elle remontait la colline, elle savait que j’avais deviné, elle s’est sauvée, honteuse, honteuse, épouvantablement honteuse. «Dieu, ce mensonge-là me tuera, ce mensonge-là. Dieu ! Dieu me punira ! Et mon père, Dieu le Père, me tuera». J’avais deviné son mensonge. Elena ! Elena ! Reviens, reviens. Je veux l’écrire ta légende, reviens. Je ne veux pas que. Je veux. Je veux que. Mais elle a couru, couru, elle a disparu derrière la colline, elle n’est pas revenue».

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La photo du paysage de Turquie est de Pauline Alioua.

Pour les lettres suivantes : 2. La Demande en Mariage. et 3. La Rupture.

 

 

4 Responses to Légendes d’Hélène (1) : la jeune femme turque.

  1. joëlle dit :

    …..il y a une résonance qui me fait penser à l’écriture d’Andrée Chedid, ça me plaît beaucoup .

  2. BiBi dit :

    @jostretto
    Je n’ai pas lu Andrée Chedid… Tant de choses ignorées.
    Merci pour ton petit mot.

  3. joëlle dit :

    Je pense que tu aimerais son style, une idée comme ça 🙂

  4. BiBi dit :

    @joëlle
    Je vais tâcher d’aller lire.

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