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Ils sont vieux, ils ne se rencontreront jamais. Tout bonnement parce qu’il y a deux mondes étanches, celui lointain, inaccessible de Lindsay Owen-Jones, ex-PDG de L’Oréal, et celui de la vieille dame fatiguée, recueillie dans un abri pour adultes en raison de la vague de froid qui sévit toujours à Belgrade et partout ailleurs en Europe.
Pas d’inversion possible.
Ces deux images ne peuvent pas non plus s’inverser. Nous ne verrons jamais Lindsay Owen-Jones sous des couvertures de secours, hypothèse visuelle impossible, inimaginable. Dans les images de ce Grand Patron mises en ligne sur le Net, pas une où il se présente avec, en arrière-fond, un signe de pauvreté ou de misère. Monsieur Owen-Jones ne connaît pas l’autre monde. Son destin est d’être de ce côté-ci, jamais de ce côté-là. Il a été élevé à la dure dans ces grands Collèges anglais, dans ces lieux qui restent une pépinière inépuisable des futurs Grands Maitres du Monde. Sauf surprise, le chemin de ce Capitaine d’Industrie ne connaîtra plus de bifurcations.
Le Monde dans ses détails.
Toute la différence entre ces deux photos vient aussi des à-côtés, des détails. Autour de la vieille dame, il y a tout ce que cette dernière possède : un coussin aux motifs bigarrés dont on devine qu’ils sont d’Europe de l’Est, deux bouteilles d’eau (75 cl), un panier accroché à la barre orangée d’un lit bringuebalant. Un lit au minima. Un lit impersonnel, aux tubes métalliques, couleur d’un orange désuet.
La photo de Lindsay Owen-Jones, elle, s’interdit de montrer tout effet personnel. Ce portrait est un cache de l’Essentiel. Son fond neutre est un masque, masque de ses salaires mirobolants (En 2009, il est le patron le mieux payé du CAC40 avec 7,2 millions d’euros), masque de sa retraite-chapeau (3,4 millions/an), masque de ses millions et milliards.
Propriétés interdites.
Le corps de la vieille dame est momentanément à l’abri. Le rien de sa vie se résume en des murs bleu pâle, en une literie dont elle n’est même pas propriétaire. Draps, couverture comptée, oreiller large : ce sont des prêts. On prête pour l’un, pour l’une, pour tous ces autres qui viennent, qui vont et viennent, qui viendront et repartiront. Elle sait déjà que dès que le retour du soleil, on la poussera dehors. Elle retournera dans sa loge de concierge, son studio miteux, sa chambre sans eau courante, elle continuera de ne rien savoir, de ne rien savoir de l’autre monde, celui des réceptions, des galas, des cocktails, des voyages d’agrément, des déplacements professionnels, des avions en première classe.
Lindsay Owen-Jones ignore le froid qui tue. Le froid ? Il l’a apprivoisé de tout temps : froid des pentes skiables, froid meurtrier que l’on peut fuir aussitôt, froid que l’on survole en passant au-dessus de la banquise et des Pôles pour rejoindre le sable chaud. Et si perce le soleil, ce n’est jamais Soleil de Survie mais – plus chaudement, plus sûrement – un horizon permanent, un bienfait de toutes saisons.
Bien sur, on a coutume de dire que la Grande Faucheuse ne fait pas de différences, que la Mort, de bas en haut et de haut en bas, c’est le Passage obligé. Mais ici, il ne s’agit pas de la Mort (sur laquelle il n’y a rien à dire) mais du « mourir ». C’est « le mourir » qui travaille et traverse les deux photos.
C’est « le Mourir » : Ecart insupportable, Injustice essentielle.
Juxtaposer, associer, mettre en rapport.
Cette mise en rapport des deux images, ce choix de contiguïté entre deux clichés ne sont possibles que dans l’extrême périphérie des Médias : coin de blog, revue souterraine, papiers déclassés, édition à l’agonie etc. L’habitus du Regard qui domine le Monde n’en voit ordinairement qu’un seul. Le cliché isolé de la vieille dame ? Triste mais tolérable. Celui du seul Lindsay Owen-Jones offrant son profil ? Neutre mais acceptable.
Prendre pied et contre-pied.
Les responsables de l’Abri ont casé la vieille dame dans un coin. Pas anodin pour Marko Drobnjakovic, le photographe : il a compris que c’était dans les coins et les recoins du Monde que l’on saisit (que l’on est saisi par) le Monde. C’est que photographier, c’est toujours prendre pied (et contre-pied) dans le monde, c’est toujours prendre (op)position.
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