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BiBi a bien connu Lucien, son voisin du rez-de-chaussée. Ce Jeudi 8 mai, on commémore la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans certaines familles, on garde le souvenir terrible et douloureux des restrictions, des arrestations, des secousses et des tremblements de terre occasionnés par le passage de la Peste brune. Ils étaient trois amis déportés au Stalag 16.
Adrien, toujours vivant, parle ici de Lucien, son camarade de déportation décédé l’hiver dernier. Voilà le mail qu’il envoya à Bernard en cette veille de la Commémoration du 8 mai 1945.
«Cher Bernard…
Je ne t’avais pas encore remercié pour ton beau discours sur Lucien à son enterrement, l’hiver dernier.
Tu as eu raison d’insister sur l’esprit de résistance qui avait animé notre camarade tout au long de sa vie. Lucien a été le plus persévérant de nous trois. C’est vrai que cela n’a pas été facile pour lui, lui simple soldat en déroute durant la débâcle de 40. Fait prisonnier puis envoyé en Allemagne, il a compris un certain nombre de choses dans notre Stalag de Poméranie. C’est là qu’il a appris la langue française, lui qui n’était alors qu’un pauvre berger vosgien quasi-analphabète. Il nous avait dit avoir tué les loups de la forêt de Giromagny de ses propres mains à 14 ans mais, déboussolé et honteux comme nous tous, il avait du rendre les armes devant d’autres loups plus furieux encore, ceux de la Waffen SS et de la Panzer Division.
Au stalag 16, Lucien avait appris le français et… l’allemand, une langue qu’il aimera et qu’il vénérera toute sa vie. Louise, sa femme, m’a dit qu’il avait écrit il y a trois ans à Imre Kertesz, l’écrivain hongrois, ex-déporté d’Auschwitz, qui vit aujourd’hui à Berlin.
Sais-tu que pendant ton discours, à l’évocation de ses 13 tentatives d’évasion, Tristan, son avant-dernier petit-fils, s’est tourné vers moi et m’a dit : «C’est comme dans ce vieux film qui est passé à la télé !» ? Il parlait de Marguerite la vache et de Fernandel le prisonnier, un film qu’il avait vu tout colorisé à la télé. La réalité a été moins drôle pour Lucien puisque, repris, il a subi coups et tortures et qu’il y avait perdu une oreille. Louise m’a dit qu’à la Maison médicalisée, ces dernières semaines, Lucien se réveillait souvent en sursaut et se mettait à parler et à donner des ordres en allemand.
Mais ce que je veux te dire, Bernard, c’est qu’au-delà de la mort spectaculaire de Lucien, il y a une chose que notre camarade a voulu nous montrer. Même s’il n’avait plus toutes ses facultés, tombé qu’il était dans la Maladie d’Alzheimer, Lucien a voulu nous envoyer un dernier signe d’espoir…
Je t’explique : deux jours après son enterrement, j’étais au Marché, j’ai rencontré l’infirmière qui l’a soignée. Elle m’a dit que ce soir-là, Lucien était beaucoup plus fébrile qu’à l’accoutumée. Il ne tenait pas en place. Il répétait sas cesse qu’il «se préparait à aller aux myrtilles». Elle a eu la curieuse impression qu’il se sentait épié. Cela m’a fait un choc car tu sais comme moi ce que veut dire «aller aux myrtilles» dans notre vocabulaire secret. Oui, s’évader, s’évader une prochaine fois. Elle me reconstitua alors les derniers moments de son emploi du temps.
Lucien avait préparé sa robe de chambre vert kaki qu’il prit pour un vêtement de camouflage et l’avait enfilée avant le repas de six heures. Il a ensuite passé ses hauts chaussons de laine puis il a mis son chapeau comme s’il s’agissait de son vieux casque de soldat première classe. C’est en pyjama-pantoufles qu’il a sauté du premier étage de la Maison de Santé. La nuit d’hiver était tombée depuis plus de deux heures et il faisait la même température que lors des hivers rigoureux de là-haut. Moins quinze en dessous de zéro. On a mis deux jours et deux nuits avant de le retrouver. Le dernier soir, Lucien est monté sur un arbre, il a trouvé la force d’en casser les branches, de les ramasser pour s’en faire un abri. Lucien a certainement rusé pour échapper à tous ses poursuivants, persuadé qu’il était que les chiens qui aboyaient étaient allemands et qu’ils étaient une nouvelle fois à ses basques. Pour lui, j’en suis sûr, les pompiers de la Division Régionale étaient des Policiers du Reich.
A l’enterrement, j’ai parlé au Chef de Brigade. Il m’a rapporté que lorsqu’ils l’ont découvert, pieds gelés, tout bleu de froid sous son abri de fortune tout recouvert de branchages pour se réchauffer, Lucien avait le sourire aux lèvres.
Le sourire des Vainqueurs, Bernard, j’en suis sûr.
Ces quelques pensées n’ont pas cessé de m’habiter depuis qu’on a enterré Lucien. Ce jeudi, c’est le 8 mai. Si tu te rends à la Cérémonie des Anciens Combattants, passe donc me voir après car moi je n’irai plus à ces commémorations. A quoi bon ? Il semble même que, ces derniers temps, la Peste brune revient faire surface.
Bien à Toi et à demain».
Adrien.
*
Sur la photo, un des rares Monuments aux Morts pacifistes. (Saint-Martin d’Estréaux. Département de la Loire)
Le témoignage que tu nous fournis est très beau et émouvant. RESPECT !
Mais j’ai à cœur de parler d’un autre 8 mai 1945, trop méconnu. Celui qui eut lieu en Algérie. Dramatique…
A Sétif et Guelma, notamment, des Algériens (encore citoyens français « indigènes ») se joignirent aux colons pour célébrer la victoire. Certains étaient des soldats fraîchement démobilisés après leur dure campagne de libération de la France, notamment dans les Vosges, justement…
Les « indigènes », donc, crurent logiques d’ajouter au slogan « Non au fascisme » celui de « Non au colonialisme ». Il semble que ce fut ce jour là qu’apparurent les premiers drapeaux de ce qui est le drapeau national algérien depuis 1962.
La répression militaro-coloniale fut terrible, après des premiers heurts le 8 mai, où quelques colons moururent.
En leur nom, il y eut six mois de répression, avec utilisation du napalm (une première!) et des milliers de morts, des dizaines de milliers de blessés ou de fuyards, etc.
Les historiens sérieux algériens ou français (cf.Benjamin Stora)font remonter le vrai début de la guerre d’indépendance de l’Algérie (officiellement nov 54) là…
@Rem
Crois-moi, de cette Guerre d’Algérie, je ne peux que m’en souvenir (de famille). Tu fais évidemment bien de le rappeler.
« Aller aux myrtilles », j’adore.
Témoignage émouvant.