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Alors, alors, alors – c’est alors que ces commentateurs déroulent leur litanie, qu’ils entrent dans une intarissable logorrhée. Les questions affluent :«Va t-on se mettre à détester leurs films après les avoir beaucoup aimés ?» «Va t-on se mettre aussi à interdire leurs films, leurs chefs d’œuvre ?». Puis, les voilà bouclant la boucle en concluant haut et fort : «Défendons ces artistes et sus à toutes celles et ceux qui les accablent».
Et là, je n’ai pas extrait des propos qui auraient été tenus par les habitués FN du Café du Commerce. Beaucoup de ces jugements émanent de fins lettrés, d’amateurs de grands films, de grands lecteurs. Un peu le genre d’«intellos» dont j’avais brossé le portrait dans un de mes billets d’antan. (Lire ici:«Lecteurs gloutons, lecteurs d’élite ».)
Que tirer de toutes ces inepties ?
1. Que ceux qui profèrent ces jugements confèrent une unité à toutes les personnes qui sont actives dans le domaine de l’Esprit ou de l’Art. Pour eux, l’Individu constitue un bloc entier, bien compact. Ils identifient l’homme-artiste à ses parties les plus avancées, les plus dignes, les plus formidables. (Peu de femmes là-dedans).
Or on sait comment les travaux de Freud (et ses topiques) et ceux de Lacan (et son sujet divisé) ont démoli allègrement ces illusions tenaces. Malgré ça, certains de ces commentateurs ont beau savoir théoriquement que la vie de l’Inconscient conserve, en chacun d’entre nous, une forte portion de préhistoire, d’arriération mentale et que cela peut déboucher parfois sur de gravissimes passages à l’acte, hé bien, malgré ça, ces mêmes commentateurs en arrivent à se scandaliser lorsqu’on leur rappelle que Roman Polanski est passible de prison, que Kevin Spacey a commis des gestes inadmissibles, que Woody Allen etc. Encore une fois, il ne s’agit pas d’opinions d’imbéciles dits décérébrés. Lire par exemple ici ce qu’écrivait Milan Kundera dans sa défense de Polanski.
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2. Tous ces propos posent une question d’importance sur la Création, question soulignée par l’historienne de cinéma Geneviève Sellier dans une interview récente au JDD (1) : «La question à se poser est de savoir si des comportements abusifs sont nécessaires pour faire des œuvres d’art. On fait comme si le génie artistique avait besoin d’être au-dessus des lois pour pouvoir s’exprimer, comme si, pour créer une œuvre d’art, il fallait se comporter en ordure avec les autres êtres humains».
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3. Toute notre conception de la Personne, toute notre philosophie de la Culture (via la glorification de l’Art élevée au Dogme d’une Religion avec ses Dieux, ses Icônes/Stars, ses prêtres, ses seconds rôles) interdisent de penser autrement le «génial» Polanski-cinéaste, le «génial» Tarantino cinéaste et ses violences, le «génial» acteur Dustin Hoffman etc.
C’est qu’on attribue à l’Art une valeur sacrée, une valeur qui dépasse tout. Geneviève Sellier toujours : « En France, le rapport à l’art est religieux. Depuis qu’on a décidé d’être laïcs, nous avons remplacé le culte religieux par le culte de l’art. L’artiste, à partir du moment où il est validé comme tel par ceux qui ont le pouvoir, est inatteignable. Le cinéma français est devenu une religion polythéiste dans laquelle chaque grand réalisateur serait un dieu».
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4. Une phrase de l’écrivain Varlam Chalamov me revient ainsi en mémoire, une phrase-constat qui m’avait frappée lors de sa lecture :
«L’art ne rend pas meilleur».
Il faudrait plus qu’un billet-BiBi pour déconstruire cette idée – hélas trop bien ancrée dans la tête de certains intellectuels – qu’il n’y a rien de plus sacré que l’art et qu’à fréquenter les œuvres d’art, on deviendrait un modèle de vertu, un homme de bien. Et seraient donc classés hérétiques ceux qui feraient redescendre ces merveilleuses idoles de leurs piedestals.
On devrait excuser ces grands artistes (via les prescriptions) puisque ces derniers ne sont pas comme le commun des mortels et que, tous comptes faits, ceux qui critiquent ces artistes géniaux en évoquant leurs saloperies (bien exagérées, hein ?) seraient de gros jaloux, de vilains médiocres et probablement des écrivains, cinéastes, peintres, sculpteurs ratés.
Attardons-nous plutôt sur cette phrase du merveilleux Georges Haldas, écrivain qui me fit forte impression lors de mes deux anciennes rencontres avec lui au Salon du Livre de Genève. J’ajouterai cette citation tirée de ses Carnets : «Les littérateurs : pour eux, le commencement et la fin de tout est ce qu’ils écrivent. De quoi en rire». Oui, Georges Haldas avait raison : de quoi en rire. Alors, rions un peu.
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5. Il y a seize ans exactement, l’écrivaine Annie Ernaux rendait hommage à Pierre Bourdieu décédé le 28 janvier 2002. Bouleversant article intitulé «Le Chagrin».
Extrait : «Il m’est arrivé de comparer l’effet de ma première lecture de Bourdieu à celle du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, quinze ans auparavant : l’irruption d’une prise de conscience sans retour, ici sur la condition des femmes, là sur la structure du monde social. Irruption douloureuse mais suivie d’une joie, d’une force particulières, d’un sentiment de délivrance, de solitude brisée».
Et je ne suis pas le seul à avoir ressenti cette douleur et cette joie. Je conseillerai le trajet de Raphaël Desanti consigné dans son dernier livre : «Lire Bourdieu. De l’usine à la fac».
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(1) Dans le même article, Geneviève Sellier concluera très justement sur la Tribune signée par Catherine Deneuve, Catherine Millet et quelques autres :«Si vous regardez les personnes qui ont signé cette tribune, ce sont toutes des femmes qui appartiennent aux couches dominantes de la société et qui ont peut-être moins subi de violences que des femmes issues de milieux populaires ou de classes moyennes».
Merci Bibi. Je partage ton analyse et applaudis Geneviève Sellier. Excellent !
Nous vivons dans un monde où « le commerce consiste à transformer les expressions les plus libres de la pensée en produits, » écrivait en 1998 le poète Alain Jouffroy. Pas étonnant que tous ces pseudo-artistes mais « vrais commerçants » des arts polluent en permanence l’espace médiatique. Jouffroy poursuivait: « et c’est plus que jamais, contre cette instrumentalisation économique de la pensée, qu’il faut trouver des moyens, ironiques, inattendus, de sabotage. » Ces « moyens » existent, inventés par beaucoup d’artistes que les médias ignorent, tel
Gianfranco Baruchello poète, cinéaste, peintre et agriculteur qui vit, travaille hors des thèmes, courants, imposés par les faiseurs de mode liés au fric, au seul monde marchand. Un artiste, dés qu’il est déclaré « bankable » par les marchands, devient un « Dieu ». Contrairement à Geneviève Sellier je ne pense pas que les « déviances » de l’artiste importe peu, on les cache ou on les minimise.
Il est mort en 2017, François Sébastianoff, auteur de « Ni magie, ni violence: deux paris contre toute domination ». Extraits:
http://www.plusloin.org/refractions/refractions5/magie-sebastianoff.htm
Son site:
http://anarchismenonviolence2.org/spip.php?rubrique18
Professeur agrégé, militant anarchiste, des neurosciences (Changeux, Laborit) aux sciences sociales (Bourdieu, Chomsky) sa pensée nous laisse des voies « pour construire une autre civilisation. »
@RobertSpire
Merci pour cette direction inconnue de moi.
J’irai lire.
Je salue ta grande érudition et je t’envie je dirais même que je te jalouse car j’aime lire mais pas les mêmes lectures que toi car comme tu l’as dit précédemment je pense que ça fait du mal. Je me contente donc de lire des romans ,des fictions ,des choses belles ou moins belles mais en tout cas pas d’actualité :Cela me plombe le moral déjà que l’atmosphère ambiante n’est pas très drôle et que même si on se cache la tête dans le sable ,On est bien obligé d’entendre même si on n’écoute pas. Donc bon gré, mal gré ,on est rattrapé par l’actualité sinistre !!!
C’est toujours un grand plaisir de te lire bises
@LouiseGruss
Euh… ma grande érudition ? Je ne sais et je n’en ai cure.
Les connaissances et mes lectures critiques (via mes Revues de Presse) sont juste là pour être partagées et relancées par les commentaires (merci pour le tien). Sinon quel intérêt ?
Constat :pendant les dix années de mon blog, je peux faire le bilan : les milliers de lignes lues de cette Presse aux Ordres, écrites par ces fieffés Chiens de Garde, les milliers de journaux tenus par les 9 milliardaires (dont chacun connait les noms) et que j’ai parcourus ne valent pas une seule ligne de Baudelaire.
Merci à toi pour la promotion de mon livre…
Raphaël Desanti