Une vie sans livres ?

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Tu tires des livres de tes étagères. Au hasard.

Tu ouvres les livres tirés de tes étagères. Au hasard.

Tu tombes sur «Notes sur le Cinématographe» de Robert Bresson et tu lis : «Il faut que ton film décolle. L’enflure et le pittoresque l’empêchent de décoller». Et tu mets ceci en rapport avec ce que tu vis à l’instant, avec ce que tu fais dans l’instant. Tu essayes de décoller, de te détacher des événements, des anecdotes du jour, du pittoresque même de tes nuits, des informations classées dans le «politique», péroraisons toutes engluées dans l’espace médiatique.

Tu n’arrives pas à saisir le rapport entre ce que tu vis intimement, ce qui te travaille (le temps qui passe), ce que tu cherches (l’inspiration) et ce qui t’emporte – malgré toi – dans le Monde (aujourd’hui, le mépris envers le peuple grec, les propos tranquilles de Florian Philippot au micro d’une radio publique, le Congrès du Parti socialiste et les propos «révolutionnaires» de Montebourg).

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Et dans ces instants – dimanche au ciel bleu, lumières crues, le Léman qui frémit sous la brise  – te reste cette parole de Bresson encore : «Quand tu ne sais pas ce que tu fais et que ce que tu fais est le meilleur, c’est cela l’inspiration».

Mais peux-tu te contenter de ces temps précis et précieux de tes lectures ? Cela suffit-il à remplir ta vie ? De combler les manques quand tu sais l’impossibilité de vivre sans ? C’est que les textes-dynamites décrochés de tes étagères ne te comblent en rien. Ils creusent ton vide.

La moindre des phrases de ce petit fonctionnaire de Pessoa te plonge dans l’intranquillité. Tu feuillettes Baudelaire et tu enrages. Tu envoies au diable la correspondance Sand-Flaubert, les méandres de l’Ulysse de Joyce, tu maudis les nuits entières passées avec les fêlés de Dostoïevski. Comme tu voudrais ne plus entendre ces fantômes et ne plus voir l’insolence des grands livres, la grandeur du Quichotte, les plaintes rageuses d’Artaud. Pour ça, oui, tu braderais ta bibliothèque entière, tu enverrais tout ça au feu, au bûcher, un feu gigantesque qui mettrait toute leur vie en cendres.

Bibliotheque

Et dans ce désert sans livres, sans ces foutus grands auteurs, tu te donnerais enfin l’illusion de mener grande vie en sublimant ta petite vie. Tu suivrais les actus du 20 heures, tu avalerais ta soupe en regardant le Grand Journal, tu recevrais tes amis qui viennent une fois l’an, tu parlerais enfin comme un robot, tu rirais aux blagues salaces, aux conversations de l’Inutile. Tu t’immergerais dans le futile, l’inessentiel et le commérage.

Croyance délicieuse en ce bonheur mesquin, rachitique, tout mécanique.

Ecrivains Juliet

Mais les grands textes te reviennent par bouffées suffocantes. Et te voilà en train d’admettre, entre ciel bas et ciel dégagé, que tout cela n’était qu’un leurre. Les livres sont là pour maintenir le cap. Le cap de Moby Dick. Le cap des randonnées du Quichotte. Le cap des marches de Kafka à Prague. Le cap des voyages de Flaubert à Croisset. Le cap de Rimbaud à Chypre jusqu’aux montagnes du Troudos. Tu suivras Deleuze: «Qu’est-ce une pensée si elle ne te fait pas mal ?»

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Tu ne brûleras pas ta bibliothèque.

Et tes livres réchaufferont le cœur, et tes livres incendieront tes pensées.

Retarderont les cendres à toi promises.

Ils continueront d’inventer ta vie.

3 Responses to Une vie sans livres ?

  1. […] Tu tires des livres de tes étagères. Au hasard. Tu ouvres les livres tirés de tes étagères. Au hasard. Tu tombes sur «Notes sur le Cinématographe» de Robert Bresson et tu lis : «Il faut que ton film décolle.  […]

  2. Agathe dit :

    Tu plonges dans des livres, tu bois la tasse, tu te noies, tu t’accroches à l’échelle, tu sors très vite pour t’essuyer en veillant à retirer chaque goutte pour qu’elle ne pénètre pas…

  3. BiBi dit :

    @Agathe
    Mais des fois, il y a naufrage ( bien sur tu t’en sors mais tu es changé à jamais).
    Je te renvoie à un de mes premiers billets où tu peux remplacer le « héron blanc » par « livre », « tableau », « morceau musical »…

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