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Qui n’a pas envie de dissiper le brouillard de ses 18 ans, d’y faire retour pour/et le rendre présent ? Via l’écriture. Via une tentative de livre. C’est ce que tente ici Annie Ernaux en 150 pages.
La prégnance de cet été 58 est là. Afflux de paroles, de refrains (d’Annie Cordy, de Dalida), de phrases dans son journal. Les allusions, les quelques photos d’alors ne manquent pas de revenir, d’emplir son présent de 2013. Fatras d’identités, malstrom d’images, kaléidoscope d’instantanés. Rien de simple dans ce monde (de colonie de vacances) où se jouent les différences sociales et où se découvrent les sexes.
Annie D. est cette seule fille du groupe de moniteurs qui, à dix-sept ans, n’a «aucune pratique d’autres milieux que le sien, populaire d’origine paysanne, catholique». Elle est en décalage double : le premier avec ce milieu nouveau de futurs entrants à Sciences-Po et à l’Ecole Normale (mais Annie D. a la ferme volonté de ne pas s’en laisser compter), le second avec sa famille («être l’exception, reconnue comme telle par tout le reste de la famille, ouvrière, laquelle cherche aux repas de fête de «qui elle tient ça», le «don» d’apprendre»).
Apprendre, lire : à distance de sa classe sociale.
Plonger dans Sartre et Baudelaire plutôt que dans Nous Deux.
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Petit aparté : dans mon entrée-bibi des textes d’Annie Ernaux, j’avais lu son parcours, balisé par la découverte des livres de Pierre Bourdieu. Un choc pour elle qu’on peut lire ici. J’avais aimé cet hommage au sociologue, à cette dette/reconnaissance pour celui qui l’aida à une prise de conscience sans retour, «ici sur la condition des femmes, là sur la structure du monde social».
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Mais revenons au texte et à Annie Duchesne, 18 ans, s’arrêtant sur cette photo d’identité prise quelques mois avant son job d’été. Etrange étrangeté : «La fille de la photo n’est pas moi mais elle n’est pas une fiction». Trouble lorsqu’elle reconnaît que «la fille de la photo est une étrangère qui m’a légué sa mémoire». Une Annie Duchesne pas facile à saisir, «héroïne» aux contours d’écriture troubles, contours qui se succèdent en se réajustant, en se précisant constamment : «Elle n’a pas de moi déterminé, mais des «moi» qui passent d’un livre à l’autre».
Dans cet été changeant de l’Orne, Annie Duchesne-Ernaux est submergée: «Tout en elle est désir et orgueil. Et : Elle attend de vivre une histoire d’amour». L’histoire d’amour, la (sa) grande affaire, elle qui «a toujours été tenue par sa mère à l’écart des garçons comme du diable». Ce sera avec H., moniteur-chef dans la nuit du 11-12 septembre 1958.
Et de cette date, aucune autre – pas même celle du 11 septembre 2001 – ne pourra la recouvrir. Là encore, voilà Annie Ernaux, entêtée, en butte avec ce problème irrésolu de vouloir «saisir et comprendre le comportement de cette fille, Annie D, son bonheur, sa souffrance, en les situant par rapport aux règles et aux croyances de la société d’il y a un demi-siècle».
Avec, ce qui emporte l’adhésion du lecteur-bibi, ce farouche désir de vérité : «Ne rien lisser. Je ne construis pas un personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j’ai été».
Déconstruire ce qu’elle fut quand H. ne veut plus d’elle, quand les autres garçons se moquent d’elle. Mais attention, ne pas se méprendre, la force d’Annie Ernaux (celle d’Annie Duchesne), c’est qu’elle ne voit rien «dans cette période qui puisse s’appeler honte». Cette fille de 58 est aussi pleinement avec eux, «dans le cercle des joueurs», elle participe aux surprises-parties, aux jeux pervers. «Après la nuit du 11 septembre, elle continue de s’agréger au groupe mais elle est intouchable». Dans le même temps, son acuité idéologique perce : «Chaque jour et partout dans le monde il y a des hommes en cercle autour d’une femme, prêts à lui jeter la pierre».
Puis arrive la fin, la fin de la colonie.
A mi-livre, Annie Ernaux poussera plus loin les limites temporelles de ces six semaines de colonie, en faisant retour sur les deux années qui suivront. Les pages 78, 79 font bilan. Magnifique bilan : «Cette fille (…) je la sais fière de ce qu’elle a vécu, tenant pour négligeable les avanies et les insultes. Elle est dans l’orgueil de l’expérience, de la détention d’un savoir nouveau dont elle ne peut mesurer, imaginer ce qu’il produira en elle dans les mois qui viennent». Avec ces quelques mots bouleversants : «Elle n’a pas rencontré ses semblables, c’est elle qui n’est plus la même»
1959. 1960.
Annie Duchesne et la photo de sa chambre-box d’Ernemont à Rouen après avoir passé l’épreuve écrite de philosophie.
Annie Duchesne au lycée Jeanne d’Arc.
Annie Duchesne et la salle de l’Omnia où passe «Les Amants» de Louis Malle.
Annie Duchesne et les bouleversantes découvertes de Simone de Beauvoir, d’Apollinaire, d’Eluard, de Philippe Soupault.
Annie Duchesne et ce H. recherché, encore, toujours.
Annie Duchesne et la honte jusque-là tenue à distance.
Annie Duchesne et sa copine R. en Angleterre, chez les Portner. («J’ai commencé à faire de moi-même un être littéraire, quelqu’un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites un jour»).
Annie Duchesne en oscillation entre son absence de règles et sa façon de se nourrir. («Je m’aperçois que ce récit est contenu entre deux bornes temporelles liées à la nourriture et au sang, les bornes du corps»).
Annie Duchesne, octobre 1961, été 62, été 63 en dernières pages.
Mais l’histoire ne s’achève pas.
Ou alors provisoirement. Annie Ernaux 2013 reste devant cette impossibilité (mais ce n’en est peut-être pas une), et ce paradoxe à tenir : «Explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé».
Dans cet entre-deux, dans ce gouffre : une «multiplication des possibilités d’écriture».
Dans cet entre-deux : ce livre. Annie Ernaux. Mémoire de fille. Gallimard. 2016.
Annie Ernaux est « l’inventrice » (au sens archéologique)de sa propre vie, elle « réinvente » sur les traces de ses souvenirs, un roman vrai.
« Il ne me reste maintenant qu’à pousser avec vous le grand cri: « ça ira » pour les hommes et les peuples, pensant que l’homme est un monde qui vaut des fois les mondes et que les plus ardentes ambitions sont celles qui ont eu l’orgueil de l’Anonymat » Modigliani-1919.
Bibi, je ne sais pas si tu as lu « la vie réinventée » d’Alain Jouffroy (dont j’emprunte les citations) où l’auteur nous fait naître à sa vie et à celles des écrivains et artistes qui l’on accompagné physiquement et/ou intellectuellement.
« L’idée de la mort imminente m’a toujours stimulé :
croyant que je n’aurai jamais le temps de tout dire, j’ai jeté en vrac, profitant de chaque instant de répit, ce qui me paraissait le plus urgent, le plus pertinent. » A.J.
@Robert.Spire
Non, des manques terribles. La douleur de passer près des écrivain(e)s que les amis me conseillent. Bon, il est encore temps d’aller y voir, y boire.
En ce moment, je suis plutôt sur un vague spleen que Georges Haldas résuma en un terrible :
« Pas besoin de malheur pour être malheureux. Il suffit que le temps passe ».
Une vie est trop courte pour tout lire, l’important est d’être dans ce « vent » dont parlait Victor Hugo dans les Misérables, celui qui « souffle toujours » vers plus de progrés social et humaniste. (Même quand le temps présent est contraire)
@RobertSpire
La vie est trop courte… tout court.
[…] Dans cet été changeant de l’Orne, Annie Duchesne-Ernaux est submergée: «Tout en elle est désir et orgueil. Et : Elle attend de vivre une histoire d’amour». L’histoire d’amour, la (sa) grande affaire, elle qui «a toujours été tenue par sa mère à l’écart des garçons comme du diable». Ce sera avec H., moniteur-chef dans la nuit du 11-12 septembre 1958. […]