Le long du fleuve, le bord de la page.

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Avant de partir, un des rituels précis et précieux reste le moment du choix des livres. Pas de déplacements lointains sans être accompagné d’un petit livre sous le bras. Avec qui va-t-on voyager ? En Syrie, ce fut avec Henri Michaux et Baudelaire. En Andalousie avec Georges Steiner, Rilke et Stefan Zweig. Ainsi s’esquissent les voyages, à la fois souffles intérieurs et découvertes extérieures. Résultat final de cette affaire : un parfum où se mêlent, indissociables, les respirations politiques locales, les rencontres humaines (en parler andalou) et les textes emportés, bien calés dans la poche intérieure de votre sac à dos.

On lit Amok la nouvelle de Stefan Zweig et les points de connexion se font avant même que notre Intellect ne fasse la part des choses. Le paysage (l’entrelacs des venelles du quartier de l’Albaicin) nous devient étrangement familier, les signes incongrus nous arrivent en nombre; nous ne sommes pas même surpris.

Notre propre marche dans les ruelles de la Cité devient la course du héros dans la ville indienne de la Nouvelle de Zweig. Le bateau sur lequel le Narrateur fait la rencontre du médecin désespéré devient cette lointaine pirogue sur le Guadalquivir. La lassitude de ce même héros devient notre volupté du moment.

Dans la rue sévillane, un récitant vous offre oralement des poèmes de Lorca. Little Boy Quiqui enchaîne blues sur blues sur le parvis de la cathédrale, non loin du Mississipi. Une chanteuse andalouse impose sa voix rauque qui s’enroule autour d’un désespoir amoureux pendant plus d’un quart d’heure. Et tout à coup, frappé par votre dernière lecture, vous revient ce passage de Georges Steiner dans son livre («Extraterritorialités» chez Pluriel) :

Steiner

C’est qu’en voyage, l’ouverture est maximum, vous n’attendez rien, tout vous vient, les signes affluent, ils vous enveloppent, se croisent, se subsument, vous font – instantanément et à répétition – rêver. La moindre découverte, ici une fontaine, là-bas l’animation discrète dans un bar à tapas, devient événement. Se lisent sous nos yeux des légendes improvisées. Devant le paysage qui s’ouvre sous vos pas, baigné par les lumières du Soir et les couchers de soleil, couché dans l’herbe, allongé sur un banc de bois ou grimpant les pavés de l’Albaicin, tout vous traverse, rien ne vous laisse intact.

Le Voyage vous change. Par petites touches. Par lames de fond. Par chapitres entiers.

Vous voilà, touchés par l’Amok.

Amok

–  « Savez-vous ce que c’est que l’amok?

–  « Amok ?… je crois me souvenir… c’est une espèce d’ivresse chez les Malais.

–  « C’est plus que de l’ivresse… c’est de la folie, une sorte de rage humaine, littéralement parlant… une crise de monomanie meurtrière et insensée, à laquelle aucune intoxication alcoolique ne peut se comparer ».

Alors, vous refermez le petit livre de Zweig, vous portez à vos lèvres le verre de vin de Manzanarès et vous riez. Vous riez, loin de votre pays, sauvage perdu dans la Jungle de vos pensées, assis, émerveillé, à l’ombre des grands textes que vous avez choisis et qui pourraient ressembler à des ombrageux oliviers géants.

One Response to Le long du fleuve, le bord de la page.

  1. jostretto dit :

    Stefan Zweig , un auteur qui m’a profondément marqué,je crois que je dois avoir presque tous lu,une ivresse mélancolique aussi, non ?

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