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«Le bonheur n’est pas un bon sujet pour le poète» écrivait Robert Walser. Parole de vérité mais qui ne me concerne pas car, heureusement, je ne suis pas poète. C’est que, sans rire, oui, moi, je l’ai trouvé ce bonheur. Oh bien sur, il n’a duré qu’un instant. Un instant : juste un petit moment de félicité à la… lecture de cette petite histoire.
Mais bonheur réel aux échos très intimes que cette histoire réveilla. Bonheur de la surprise, bonheur de l’étrangeté trouvée en Soi, bonheur d’être soudain touché aux Points Intimes, bonheur de celui qui entrevoit un chemin, une parole, un appui, une ouverture.
Eh bien, cette histoire, la voici, la voilà.
*
« Il était une fois un « shammes », un bedeau, qui gagnait modestement sa vie en s’occupant de la synagogue d’une toute petite ville de Pologne. Un jour, un ami vient chez lui, admire son coffre, sa table, ses chaises, la disposition des chambres, ses tentures et lui demande : « Mais… est-ce que tu crois que tu es heureux avec tout cela ?»
– « Ah, le Bonheur ! C’est vrai ça, s’interroge le «shammes», qu’est-ce que c’est le bonheur ?».
Du coup, le lendemain, le voilà chez Jacob, le rabbin du village : «Rabbi, Rabbi, dis-moi, dis-moi ce qu’est le bonheur ?»
Et le Jacob de lui répondre : « Ecoute, va vers l’Ouest et tu trouveras ce que c’est !»
Le «shammes» voyage, il voyage mais sans être plus avancé, jusqu’à ce qu’il arrive aux îles Fidji. Il débarque sur une plage magnifique bordée de cocotiers. Des indigènes, nus et musclés, pêchent au harpon, la tête couronnée de coquillages, le voient débarquer et disent entre eux : «Encore un».
Le «shammes» s’approche d’eux et les interroge : «Il paraît que vous savez ce qu’est le bonheur ?».
– « Vous savez, nous, on ne travaille pas, on est dans l’eau toute la journée, on mange le poisson qu’on pêche. Alors le bonheur…Vous n’êtes pas le premier à nous poser la question. On ne peut pas vous répondre… Allez plutôt à l’Ouest !»
Le « shammes » se décide pour le Tibet où on le présente au Dalaï-Lama. Celui-ci lui dit : « Le bonheur, je suis sur le point de savoir ce que c’est, mais il y a quelqu’un en Pologne qui le sait vraiment, c’est le Rabbin Jacob».
Le «shammes» se frappe le front : « Jacob ? Hein ? Quoi ? Mais… c’est mon rabbin !»
Le «shammes» rentre alors précipitamment dans sa ville natale et fait irruption chez le rabbin :
– « Dites donc, Rabbi, vous vous êtes bien foutu de moi ! J’ai fait le tour du Monde pour savoir ce qu’était le bonheur et vous connaissiez la réponse !»
Le Rabbin le regarde un peu tristement, puis il ouvre sa fenêtre qui donne sur un paysage banalement campagnard et lui dit : «Regarde la rivière en bas et le petit pont qui l’enjambe, eh bien, c’est cela le bonheur».
– «Vous rigolez, Rabbi, reprend le «shammes», j’ai vu des lagons où l’eau était si bleue qu’on pouvait s’y mirer, j’ai vu les chutes du Niagara, mais le ruisseau dégueulasse en bas, ma mère y lavait son linge et j’ai pissé dedans quand j’étais gamin, alors ce ne peut pas être cela le bonheur !»
Le Rabbin le regarde à nouveau, toujours aussi triste et lui dit :
– «Tu as peut-être raison !».
*
«Tu as peut-être raison» : parole de profondeur, conclusion provisoire de cette histoire juive trouvée (je crois) dans un livre de Jean-Claude Carrière.
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