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Ma lecture à vif du livre d’Annie Ernaux («Je ne suis pas sortie de ma Nuit» chez Gallimard) m’a ramené une pelletée de souvenirs. Flashes condensés revenus sur le devant de ma scène. Mais dans ce théâtre-là, restent beaucoup plus d’ombres que de rais de lumière.
Second et dernier éclairage.
Je gare ma voiture et j’entre dans le grand hall. Ma mère est de dos, en fauteuil roulant, au milieu d’autres pensionnaires, eux aussi en chariot. Ils «regardent» l’écran d’un téléviseur. Je mets un long moment avant de la repérer. C’est la première fois que je la découvre ainsi, recroquevillée, crispée, attachée à son fauteuil. En fond sonore, des gémissements en stéréo mêlés au générique des «Feux de l’Amour».
Novembre 2010 : trois ans déjà. Le deuil qui s’était éloigné m’est revenu dans la confusion. Au cours de mes dernières lectures, j’avais noté ceci, tiré du livre de Jean-Bertrand Pontalis («En Marge des Nuits» – Quel beau titre !) : «Parfois quand sa fille lui prenait la main ou lui passait une crème sur le visage, en caressant sa peau flétrie, la vieille femme souriait. Les sensations tactiles seraient-elles les dernières à disparaître ?» Je lui tenais les mains, lui caressais le visage de mes paumes chaudes. Certains matins, je prenais le gant enduit de savon liquide et le lui passais sur le front, les joues, le cou, les frêles épaules.
Tout cela commença dans ce magasin de jouets. Elle paya une première fois. Trente secondes après, elle repassa à la caisse pour payer une seconde fois les mêmes jouets. J’étais loin de me douter alors des douze années qui allaient suivre.
«Il y a pour moi, toujours, sa voix. Tout est dans la voix. La mort, c’est l’absence de voix par-dessus tout». Ma mère ne disait rien. Souvent, de longues périodes de gémissements que j’abrégeais et calmais en la serrant fort contre moi. Une fois, elle poussa un cri strident qu’elle prolongea par de profonds sanglots. Pourquoi ai-je, en m’en souvenant, pensé à ce beau chapitre du livre d’Arlette Farge sur les Voix au 18ème siècle, celles des aliénées enfermées à Bicêtre ? Et aussi, en voix bémol, encore à Flaubert écrivant sur les «petits cris de bête apeurée».
Ses mains déformées par l’arthrose s’imposent à moi. Dans les temps d’avant ma naissance, elle jouait du piano, adorait Chopin. Je suis obligé de lui donner à manger. Renversement des rôles : elle est l’enfant. L’écriture d’Annie Ernaux le dit mieux que moi : «Les mains se cherchent, la droite serre la gauche comme un objet étranger. Elle ne trouve pas sa bouche, à chaque tentative, le gâteau arrive de biais. Le morceau que je lui ai mis dans la main retombe. Il faut que je le glisse dans la bouche. Horreur, trop de déchéance, d’animalité».
Subitement j’ai voulu écrire à Annie Ernaux. Mais pour lui dire quoi ? Mon admiration ? Lui dire Merci ? Mais merci de quoi ? Merci d’avoir eu à partager cette… expérience (de vie, de mort) ? Peut-être quand-même lui dire cette étrange et troublante coïncidence : sa mère décède le 7 avril 1986. Annie Ernaux commence alors son deuil. Je me souviens très bien de ces deux jours de 1986. Le 7 avril de cette même année, dans la nuit, ma femme entrait en maternité pour une double naissance, un jumeau, une jumelle. Nous étions le 8 avril aux aurores.
«Constamment je me demande comment elle perçoit le monde maintenant». Le monde de ma mère, son monde, c’était mon père disparu. C’était son passé d’enfant. Ses sœurs. Son école avec un père comme Directeur. L’arrivée de la maladie, sa conscience d’alors de savoir qu’elle allait tout perdre (de son vivant). Et pendant tous ces temps, que voulait bien dire «maintenant», «demain», «hier» pour elle ?
L’incipit de L’Étranger de Camus me revient : «Aujourd’hui, Maman est morte». L’écho terminal du livre d’Annie Ernaux : «La première fois que j’ai écrit «maman est morte». L’horreur. Je ne pourrai jamais écrire ces mots dans une fiction». Qui peut aussi écrire ceci : «Maman est morte deux fois» ?
Il y a cette histoire plutôt drôle (pour les autres) : «L’un : Connais-tu le prénom d’Alzheimer ? L’Autre : Ben non. L’Un : «Fais gaffe, ça commence par là». Voilà, c’était juste des souvenirs. De ce prénom – Aloïs Alzheimer, je me souviens. Mais je me souviens aussi de ce Docteur à qui je demandais si la maladie était héréditaire, je me souviens de sa réponse, de son hésitation. Il ne pouvait pas me le dire car il ne savait pas. On ne sait d’ailleurs toujours pas. C’est donc – pour l’instant – une histoire sans fin et sans réponse.
Pour la première partie du billet : Souvenirs d’Alzheimer (1).
J’aime beaucoup ce billet et le précédent pour avoir vécu d’assez près « ça »…