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BiBi a bien connu Lucien, son voisin du rez-de-chaussée. Il y eut des journées très froides lors de ce dernier hiver. Jeudi 8 mai, on commémore la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il est peu de familles où ne perdure pas le souvenir terrible et douloureux des restrictions, des arrestations, des secousses et des tremblements de terre occasionnés par le passage de la Peste brune.
BiBi a recueilli ces échos avant que les brumes de l’Oubli ne les ensevelissent.
« Bernard… Merci d’avoir prononcé le beau discours sur Lucien à son enterrement. Tu as eu raison d’insister sur l’esprit de résistance qui l’avait animé tout au long de sa vie. Lucien a été le plus persévérant de nous trois. C’est vrai que cela n’a pas été facile pour lui, lui simple soldat en déroute durant la débâcle de 40. Fait prisonnier puis envoyé en Allemagne, il a compris un certain nombre de choses dans notre Stalag de Poméranie. C’est là qu’il a appris la langue française, lui qui n’était alors qu’un pauvre berger vosgien quasi-analphabète. Il nous avait dit avoir tué les loups de la forêt de Giromagny de ses propres mains à 14 ans mais il avait du rendre les armes, déboussolé et honteux comme nous tous, devant les loups furieux de la Waffen SS et de la Panzer Division.
Au stalag 16, il a appris le français et… l’allemand, une langue qu’il a tant aimée et qu’il vénéra toute sa vie. Louise m’a dit qu’il avait écrit il y a trois ans à Imre Kertesz qui vit aujourd’hui à Berlin.
Sais-tu qu’à l’évocation dans ton discours de ses 13 tentatives d’évasion, Tristan, son avant-dernier petit-fils, s’est tourné vers moi et m’a dit : « C’est comme dans ce vieux film qui est passé à la télé ! » ? Il parlait de Marguerite la vache et de Fernandel le prisonnier. La réalité a été moins drôle pour Lucien puisque, repris, il a subi coups et tortures et qu’il y a perdu une oreille. Louise m’a dit qu’à la Maison médicalisée, ces dernières semaines, Lucien se réveillait souvent en sursaut et se mettait à parler et à donner des ordres en allemand.
Mais ce que je veux te dire, Bernard et que personne n’a relevé, c’est qu’au-delà de la mort spectaculaire de Lucien, il y a une chose que notre ami a voulu nous montrer. Même s’il n’avait plus toutes ses facultés, tombé qu’il était dans la Maladie d’Alzheimer, Lucien a voulu nous envoyer un dernier signe d’espoir…
Deux jours après l’enterrement, j’ai rencontré au Marché l’infirmière qui l’a soignée. Elle m’a dit que ce soir-là, Lucien était beaucoup plus fébrile qu’à l’accoutumée. Il ne tenait pas en place. Il répétait sas cesse qu’il « se préparait à aller aux myrtilles ». Elle a eu la curieuse impression qu’il se sentait épié. Cela m’a fait un choc car tu sais comme moi ce que veut dire « aller aux myrtilles » dans notre vocabulaire secret. Oui, s’évader une prochaine fois. Elle me reconstitua alors les derniers moments de son emploi du temps.
Lucien avait préparé sa robe de chambre vert kaki qu’il prit pour un vêtement de camouflage et l’avait enfilée avant le repas de six heures. Il a ensuite passé ses hauts chaussons de laine puis il a mis son chapeau comme s’il s’agissait de son vieux casque de soldat première classe. C’est en pyjama-pantoufles qu’il a sauté du premier étage de la Maison de repos. La nuit d’hiver était tombée depuis plus de deux heures et il faisait la même température que lors des hivers rigoureux de là-haut. Moins quinze en dessous de zéro. Deux jours et deux nuits avant de le retrouver. Le dernier soir, il est monté sur un arbre, un marronnier, a trouvé la force d’en casser les branches, de les ramasser pour s’en faire un abri. Lucien a certainement rusé pour échapper à tous ses poursuivants, persuadé qu’il était, que les chiens qui aboyaient étaient allemands et qu’ils étaient une nouvelle fois à ses basques. Pour lui, j’en suis sûr, les pompiers de la Division régionale étaient des Policiers du Reich.
A l’enterrement, j’ai parlé au Chef de Brigade. Il m’a rapporté que lorsqu’ils l’ont découvert, pieds gelés, tout bleu de froid sous son abri de fortune tout recouvert de branchages pour se réchauffer, Lucien avait le sourire aux lèvres.
Le sourire des Vainqueurs, Bernard, j’en suis sur.
Ces quelques pensées n’ont pas cessé de m’habiter depuis qu’on a enterré Lucien. Jeudi, c’est le 8 mai. Si tu te rends à la Cérémonie, passe donc me voir après. Moi je n’irai plus à ces commémorations. A quoi bon ?
Bien à Toi. »
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