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Bernard Kreiss, traducteur, est un ami. Il m’a autorisé à mettre en ligne ce très beau texte sur son travail de traduction, texte lu à Berlin lors de la remise du Prix Romain Rolland qu’il a reçu cette année. A l’heure où l’étranger et sa langue deviennent des ennemis chez certains, il est bon d’entendre (de lire) ceux qui – dans l’ombre – éclairent des textes jusqu’alors inconnus. Et il est bon que langue française et langue allemande s’entrecroisent avec amour autour de si beaux textes.
*
« Ce n’est qu’à l’occasion de la remise d’un prix que le traducteur est amené à sortir éventuellement de l’obscure coulisse, de l’ombre épaisse dans laquelle il est d’ordinaire cantonné. Mais n’est-il pas lui-même une ombre, et l’ombre n’est-elle pas le séjour idéal de celui qui doit mettre au point ce qui se présente en définitive comme une sorte de numéro de prestidigitation linguistique et, plus précisément, comme une invraisemblable opération d’escamotage textuel ?
La mise au point de ce numéro requiert en effet le retranchement, la solitude, la confrontation avec un texte écrit dans une langue qui n’est pas la sienne et que le traducteur va devoir, si je puis me permettre l’expression, accommoder à la sauce de sa langue dite maternelle.
Mais la confrontation ne suffit pas, l’affrontement est inévitable car le texte entre pour ainsi dire en résistance, et c’est un combat singulier qui s’engage dès lors avec l’autre, avec cet auteur qui lui résiste, avec le texte de cet autre qu’il va devoir faire sien – un texte que notre traducteur va devoir s’approprier afin de tâcher de mener à bien son tour de passe-passe, autrement dit cette improbable opération d’escamotage au terme de laquelle un texte écrit dans une langue sera remplacé (comme par magie !) par un autre texte, écrit dans une autre langue, un texte autre qui se voudrait la réplique du texte initial. Un autre texte qui se voudrait le même. En ce sens, le traducteur sera toujours un traître et sa traduction une imposture. Mais que celui qui n’a jamais trahi sa propre pensée lui jette la première pierre ! Et considérons plutôt, avant de jeter le bébé avec l’eau du bain, la nature du combat qu’il lui a fallu livrer pour parvenir à réaliser cet invraisemblable tour de passe-passe.
J’ai parlé de combat singulier entre le traducteur et l’auteur, un combat singulier qui se livre sur le terrain du texte. Mais j’aurais peut-être mieux fait de dire un singulier combat. Un singulier combat, oui, un combat douteux en vérité, car le texte de l’autre ne se laisse pas faire, il s’avère même plus résistant qu’il n’y paraissait initialement, il accroît ses défenses, multiplie ses résistances, se présente finalement comme une forteresse inexpugnable…
Et pourtant, cette forteresse il va falloir l’investir, il va falloir la prendre. Mais comment faire? Contourner les obstacles? Ce n’est pas licite, ce n’est pas bon. Sauter par-dessus les obstacles? Pas bon non plus. Rien n’est jamais bon. Tout est toujours sujet à caution. A moins peut-être d’accepter l’obstacle comme tel, d’en reconnaître la nature, d’en mesurer l’épaisseur, la hauteur, la densité, et de se métamorphoser ensuite, à moins de se fondre dans la masse de l’obstacle, de s’identifier à cet obstacle jusqu’à restituer en somme l’obstacle lui-même. La transparence serait-elle à ce prix? Au prix de cette métamorphose?
Pour reprendre une saisissante formule de Büchner appliquée à la conscience, je prendrai la liberté de dire que le texte est un miroir dans lequel un singe se contemple. Et le singe, en l’occurrence, c’est le traducteur en personne, et il va devoir se frayer passage à travers le miroir afin de contempler enfin l’envers du miroir : reconnaître la substantifique moelle du texte de «son» auteur, humer son odeur, reconnaître les différentes couleurs qui entrent dans la composition du mélange d’où résulte la tonalité générale de l’ensemble, les nuances de la palette syntaxique qui constituent la charpente de la partition qu’il lui appartient de déchiffrer et d’interpréter, reconnaître et s’approprier son rythme, son souffle, l’émotion sous-jacente, les élans, les points de rupture, les silences, les soupirs, le dit et le non dit …
Acculé à l’infranchissable mur des solutions qu’il a lui-même échafaudé au cours de ce combat désespéré, ayant perdu au bout du compte jusqu’à l’énergie du désespoir, le traducteur exténué finit par baisser les bras. Et le voilà sur le point de rendre son tablier, de vouer son auteur aux gémonies et de se mettre au vert pour envisager la suite à tête reposée.
Et c’est alors, considérant l’imminence mais aussi l’étendue du désastre auquel il était exposé aussi longtemps qu’il n’avait pas déposé les armes, parmi les cadavres désarticulés de ses phrases inadéquates jonchant le champ de bataille textuel à présent abandonné par lui, c’est alors seulement, dans le silence de la paix soudain restaurée que le traducteur peut percevoir, venue de loin, une voix sépulcrale, une voix d’outre-tombe qui le rappelle à l’ordre : Ne jamais désespérer, dit la voix,
Ne jamais désespérer
Laisser infuser davantage
Laisser du temps au temps. Laisser macérer le bouillon de culture. Prendre du champ pour avoir une vue d’ensemble. Prendre de la distance pour mieux se rapprocher. C’est ainsi seulement, et c’est alors seulement, dans ce temps suspendu, dans cette latence, dans cette vacuité, j’ai presque envie de dire dans ce lâcher prise, oui, c’est alors seulement que s’engage, presque au corps défendant du traducteur, un processus mystérieux au cours duquel une connivence se crée, un dialogue s’installe, une affinité se dévoile, si bien que la parole du traducteur enfin délivrée de toute entrave, se jouant des règles méthodologiques, procédés syntaxiques, prescriptions, restrictions, règles de bienséance, préceptes et autres conventions normatives, va trouver à s’accorder pour ainsi dire intuitivement avec la parole de l’auteur. Et c’est donc finalement sans coup férir, par une sorte de processus magique – j’ai presque envie de dire par l’opération du Saint Esprit – que le texte traduit va commencer à émerger de l’ombre et se substituer peu à peu au texte initial qu’il finira par supplanter. Mais cet escamotage n’aura finalement été possible qu’au prix d’une patience chèrement acquise, au prix fort d’un renoncement total, nourri cependant par un doute permanent.
Le doute subsiste en effet tout au long du processus d’escamotage – et même après, il est est toujours là, mais ce n’est plus le doute torturant qui minait le combattant constamment repoussé, l’assaillant progressivement affaibli et réduit pour finir à l’impuissance à force d’actions manquées. Le doute a changé de nature, il a accédé au statut de principe expérimental, il a accédé au rang de doute philosophique, une forme de doute qui laisse à l’esprit son initiative et qui n’est jamais que la face visible d’un désir extravagant (et que le Saint Esprit lui-même n’est pas parvenu à apaiser) : le désir d’une perfection inaccessible, toujours recherchée, toujours et forcément inassouvie car telle est la loi du désir.
Le traducteur reconnaissant ne peut que rendre grâce au poète Henri Michaux de se rappeler encore et toujours et si opportunément à son bon souvenir pour lui délivrer ce salutaire conseil :
Niemals verzweifeln
Länger ziehen lassen
Il ne peut que rendre grâce à son auteur de lui avoir permis de livrer combat, de lui avoir résisté jusqu’à le contraindre à lâcher prise, à ne plus chercher désespérément l’ouverture qui lui permettrait d’enlever la forteresse de haute lutte, mais à laisser l’ouverture venir à lui, à laisser, dirais-je, l’ouverture s’ouvrir, à se laisser aspirer par elle afin de s’y perdre, afin de s’y déployer librement … et il ne peut que rendre grâce à son distingué auditoire d’avoir bien voulu lui prêter attention et rendre grâce aussi à la fondation Bosch ainsi qu’au jury du prix Romain Rolland auquel il doit d’être récompensé ici-même, aujourd’hui.
Merci à eux, et merci à vous tous».
Bernard KREISS.
*
NB : Tous les livres présentés en couverture ont été traduits par Bernard Kreiss.
@Admin
Le 18 février, Bernard Kreiss a reçu son prix à Berlin. Il a écourté l’intervention consignée dans ce billet pour un texte plus court que je vous livre ici:
« Ce n’est qu’à l’occasion de la remise d’un prix que le traducteur est amené à sortir éventuellement de l’obscure coulisse, de l’ombre épaisse dans laquelle il est d’ordinaire cantonné.
Mais n’est-il pas lui-même une ombre, et l’ombre n’est-elle pas le séjour idéal de ce drôle d’oiseau dont le principal passe-temps consiste, semble-t-il, à mettre au point un invraisemblable numéro de prestidigitation linguistique?
La mise au point de ce numéro requiert en effet le retranchement, la solitude, la confrontation avec un texte écrit dans une langue qui n’est pas la sienne et que le traducteur va devoir, si je puis me permettre l’expression, accommoder à la sauce de sa langue dite maternelle.
Mais la confrontation ne suffit pas, l’affrontement est inévitable car le texte entre pour ainsi dire en résistance, et c’est un combat singulier qui s’engage dès lors avec l’autre, avec cet auteur qui lui résiste, avec le texte de cet autre qu’il va devoir faire sien afin de mener à bien son tour de passe-passe, à savoir l’improbable opération d’escamotage en vertu de laquelle un texte écrit dans une langue sera remplacé (comme par magie?!) par autre texte, écrit dans une autre langue, un texte autre qui se voudrait la réplique du texte initial. Un autre texte qui se voudrait le même mais qui ne sera jamais qu’une copie plus ou moins conforme de l’original.
En ce sens, le traducteur sera toujours un traître et sa traduction une imposture.
Et la petite guerre qu’il mène contre le texte de l’auteur s’achèvera en général par un constat d’échec: acculé à l’infranchissable mur des solutions qui s’échafaude pour ainsi dire tout seul au cours d’un combat apparemment sans issue, le traducteur exténué finira par baisser les bras, vouera son auteur aux gémonies et songera éventuellement à rendre son tablier.
Et c’est alors, au vu de l’imminence mais aussi de l’étendue du désastre auquel il était exposé aussi longtemps qu’il n’avait pas déposé les armes, parmi les cadavres désarticulés de ses phrases inadéquates jonchant le champ de bataille textuel à présent abandonné par lui, c’est alors seulement, dans le silence de la paix soudain restaurée que le traducteur percevra éventuellement, venue de loin, une voix sépulcrale qui, cette fois encore et pour la ènième fois lui chuchote une recommandation qu’il a toujours eu tendance à négliger, voire à oublier car il n’est, comme on sait, pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Et cette voix d’outre-tombe le rappelle à l’ordre: ne jamais désespérer, dit la voix
Ne jamais désespérer
Laisser infuser davantage
Laisser infuser davantage. Laisser du temps au temps. C’est ainsi seulement, et c’est alors seulement, dans ce temps suspendu, dans cette latence, dans cette vacuité, j’ai presque envie de dire dans ce lâcher prise, oui, c’est alors seulement que s’engage, presque au corps défendant du traducteur, un processus mystérieux au cours duquel une connivence se crée, un dialogue s’installe, une affinité se dévoile, si bien que la parole du traducteur enfin délivrée de toute entrave va trouver à s’accorder pour ainsi dire intuitivement avec la parole de l’auteur. Et c’est donc finalement sans coup férir, par une sorte de processus magique – j’ai presque envie de dire par l’opération du Saint Esprit – que le texte traduit va commencer à émerger de l’ombre et se substituer peu à peu au texte initial qu’il finira par supplanter. Mais cet escamotage n’aura finalement été possible qu’au prix d’une patience chèrement acquise, au prix fort d’un renoncement total, nourri cependant par un doute permanent.
Le doute subsiste en effet tout au long de ce processus – et même après, il est toujours là, mais ce n’est plus le doute torturant qui minait le combattant constamment tenu en échec, l’assaillant progressivement affaibli et réduit pour finir à l’impuissance. Le doute a changé de nature, il a accédé au statut de principe expérimental, il a été promu au rang de doute philosophique, une forme de doute qui laisse à l’esprit son initiative et qui n’est jamais que la face visible d’un désir extravagant ( et que le Saint Esprit lui-même n’est pas parvenu à apaiser): le désir d’une perfection inaccessible, toujours recherchée, toujours et forcément inassouvie, car telle est la loi du désir.
Le traducteur reconnaissant ne peut que rendre grâce au poète Henri Michaux de se rappeler encore et toujours et si opportunément à son bon souvenir pour lui délivrer ce salutaire conseil
Niemals verzweifeln
Länger ziehen lassen
Et il ne peut que rendre grâce à son auteur de lui avoir permis de livrer ce combat, de lui avoir résisté jusqu’à le contraindre à lâcher prise, à ne plus chercher désespérément l’ouverture qui lui permettrait d’enlever la forteresse de haute lutte, mais à laisser l’ouverture venir à lui, à laisser, dirais-je, l’ouverture s’ouvrir, à se laisser aspirer par elle afin de s’y perdre, afin de s’y déployer librement … »
[…] Bernard Kreiss, traducteur, est un ami. Il m’a autorisé à mettre en ligne ce très beau texte sur son travail de traduction, texte lu à Berlin lors de la remise du Prix Romain Rolland qu’il a reçu cette année. A l’heure où l’étranger et sa langue deviennent des ennemis chez certains, il est bon d’entendre (de lire) ceux qui – dans l’ombre – éclairent des textes jusqu’alors inconnus. Et il est bon que langue française et langue allemande s’entrecroisent avec amour autour de si beaux textes.* […]
Devant présenter le roman de Siegfried Lenz « Deutschstunde » à la bibliothèque de Périgueux au mois de janvier 2017 dans le cadre du cycle « Etranges lectures » (lecture publique de passages d’un roman étranger précédée d’une présentation de l’oeuvre qui doit entre autre insister sur les spécificités du travail du traducteur), je souhaiterais me mettre en rapport avec M. Kreiss, qui a revu la traduction initiale de ce roman il y a quelques années, afin de l’interroger sur son travail et les modifications qu’il a pu opérer sur certains passages.
Pourriez-vous m’indiquer comment contacter M. Kreiss: par mail , par courrier ou tout autre moyen à sa convenance.
En vous remerciant par avance de votre réponse.
Christine Sassiat, professeur d’allemand
Pour csassiat
Je lui ai fait parvenir votre adresse mail et votre demande.