Allemagne, Algérie. Des hommes ordinaires à Paul Aussaresses.

Berlin

Je ne saurais dire pourquoi – moi qui ne parle pas un mot d’allemand – j’ai toujours pris un vif intérêt à ce qui s’y passe, à ce qui s’y est passé. Mon professeur d’histoire-géo rappelait toujours que s’il n’y avait qu’une date qu’il ne fallait jamais oublier, c’était celle du 30 janvier 33 (l’avènement d’Hitler). Plusieurs faits de ces dernières semaines m’y ont ramené.

D’abord la lecture du billet de Marie-Anne Paveau sur le livre de Paul Aussaresses (1) et sa condamnation. Sur un des passages incriminés, on peut lire : «Les policiers de Philippeville utilisaient donc la torture, comme tous les policiers d’Algérie, et leur hiérarchie le savait. Ces policiers n’étaient ni des bourreaux ni des monstres mais des hommes ordinaires». «Hommes Ordinaires» : ces deux mots m’ont renvoyé alors directement à ma lecture pénible du terrible livre de Christopher R. Browning qui a justement pour titre : «Des Hommes Ordinaires».

 «Des Hommes Ordinaires».

Browning-Christopher-Des-Hommes-Ordinaires-Cet historien a utilisé les archives de procès et d’enquêtes judiciaires menées de 1962 à 1972 en Allemagne de l’Ouest et s’est penché sur les témoignages de 210 réservistes appartenant au 101ème bataillon de la police (qui en comptait 500). L’auteur relate comment, dans la Pologne occupée, ils ont assassiné d’une balle dans la tête 38 000 juifs et en ont arrêtés 45 000, immédiatement déportés, puis gazés à Treblinka.

Extrait : «Au soir de ce 13 juillet, ils se sont emparés des 1800 Juifs de Josefow, ont désigné 300 hommes comme «Juifs de labeur», et ont abattu à bout portant, au fusil, 1 500 femmes, enfants et vieillards».

Le récit de ces rafles et de ces massacres commis par ces hommes est absolument insupportable mais ce biais est indispensable car il éclaire et met en perspective la personnalité et les raisons de ces «hommes ordinaires».

Ces réservistes n’ont jamais été des nazis militants ni des racistes fanatiques. Ils ne furent pas du tout des spécialistes comme le furent les membres d’unités mobiles de la SS. Pour beaucoup c’étaient des quadragénaires, pères de famille, réservistes rappelés dans un corps chargé du «maintien de l’ordre» (du fait de leur probable incapacité sur un champ de bataille). A la lecture, on comprend comment ces hommes ont pu perpétrer ces crimes. Originaires pour la plupart de Hambourg, ville assez hostile aux nazis (sur Hambourg en 1943, voir la vidéo-BiBi n°2 ) ces réservistes venaient de milieux relativement peu perméables à l’idéologie du Troisième Reich. Ainsi, pour 63 % d’ouvriers (mais très peu d’ouvriers professionnels), 35 % d’employés (que le traducteur dénomme «petits-bourgeois»), seuls 2 % «exerçaient une profession relevant de la classe moyenne, et à un niveau très modeste, comme pharmacien et instituteur».

è^Extrait : «En seize mois, ces hommes vont assassiner directement, d’une balle dans la tête, 38 000 Juifs, et en déporter 45000 autres vers les chambres à gaz de Treblinka – un total de 83 000 victimes pour un bataillon de moins de 500 hommes».

Éloignés donc de l’image du tueur raciste fanatisé dès son enfance (ils ont vécu la plus grande partie de leur âge adulte dans l’Allemagne cultivée de Weimar) ces «hommes ordinaires» eurent par surcroît la possibilité, mentionnée par leurs officiers, de se soustraire aux assassinats dont ils étaient chargés. Seuls 10 à 20 % ne participèrent pas aux massacres, et les raisons qu’ils avancent sont significatives : peur d’apparaître comme lâches, comme poules mouillées, comme anti-patriotes, peur de «perdre la face» etc

Terrible livre dont je ne peux parler aisément encore aujourd’hui.

Allemagne d’après-guerre.

Ce pays, à partir de 1950 (et, encore plus, après 1980), s’est engagé dans un important effort d’explication du national-socialisme.  Certains historiens ont loué ce désir d’assimiler de façon critique ce passé tragique. Mais d’autres nient qu’il y ait eu dans l’Allemagne d’après-guerre une véritable volonté d’expliquer cette période. Contradiction ?

«En réalité, les deux messages différents  «Parlons/ Ne parlons pas du national-socialisme» ont été délivrés à deux instances distinctes. D’un côté, l’Etat a encouragé indirectement ses institutions et notamment l’école, à évoquer les crimes du national-socialisme. D’un autre côté, le même Etat a encouragé le silence familial sur cette période de l’histoire allemande. Un propos couramment tenu par les politiques allemands, toutes tendances confondues, était alors que la gravité de ces événements justifiait que l’on respecte le silence sur eux. Ils ne conseillaient pas aux parents de se taire, mais le résultat était le même. Les parents réticents à parler de ce qu’ils avaient vécu entre 1933 et 1945 se sentaient justifiés de se taire et leurs enfants culpabilisaient de vouloir insister. En pratique, cela signifiait qu’un enfant qui entendait parler longuement de la guerre à l’école, puis qui rentrait chez lui et tentait de parler avec ses parents, se heurtait à leur silence. Il intériorisait vite l’idée que poser des questions était incorrect». (Serge Tisseron). Peut-être que ce silence explique les impasses et la violence d’une extrême-gauche des années 70-80 (Bande à Baader) ?

Cahier de Morale pétainiste (1943).

Hasard objectif ? Au cours de cette même semaine, rangeant ma paperasse, voilà que je tombe sur un cahier d’école des années de guerre (d’un de mes proches parents) et plus particulièrement sur ce cahier dit «Cahier de Morale».

Morale 4

«Le principe qui doit dominer la vie sociale, c’est la soumission volontaire à la loi». Ces maximes pétainistes étaient lâchées pour des gamins de 10 ans. Le garçon qui écrivit cela était écolier dans une bourgade non loin de Vichy. Durant l’année 1941, on fit fabriquer à la classe des petits drapeaux pour honorer le Maréchal Pétain et ses lois scélérates.

Regardez la date : nous sommes le 11 décembre 1943, six mois avant le débarquement. Les larbins pétainistes continuaient plus que jamais à distiller leur venin jusque dans les écoles de campagne. Les dispositions législatives, les enquêtes raciales, la chasse au Juif s’amplifiaient. L’Etat milicien prenait de plus en plus de réalité. Le sinistre Joseph Darnand, chef de la Milice, engagé dans la Waffen SS – fut nommé Secrétaire Général au maintien de l’Ordre un mois après ce cours de morale. De cette morale de chemises brunes d’hier ravivées aux couleurs bleu marine d’aujourd’hui.

*

(1) Ce Général passa pour un maitre en matière de torture en Algérie. Services spéciaux, Algérie, 1955-1957, édité chez Plon en 2001. Difficile de ne pas penser – en évoquant son nom – par deux fois aux lettres SS qui le traversent.

5 Responses to Allemagne, Algérie. Des hommes ordinaires à Paul Aussaresses.

  1. Cela me fait penser d’abord aux conclusions d’Arendt sur la banalité du mal et des bourreaux qui le commettent. Ensuite à un livre dont le nom m’échappe où l’auteur affirme que les rares soldats qui ont refusé de participer à ces assassinats de masse n’ont jamais été punis par leur hiérarchie.

  2. BiBi dit :

    @despasperdus
    Terrifiant ce que des hommes ordinaires peuvent faire, entraînés par la pulsion groupale (nazie).
    Ce qu’il ne faut pas gommer, c’est que ces réservistes ont eu le choix de ne pas y aller. Ceux qui refusaient retournaient sur d’autres fronts. 80% ! ça fait peur.
    Quant au livre dont tu essayes de trouver auteur et titre, ça ne me dit rien.

  3. Robert Spire dit :

    « Seuls 10 à 20 % ne participèrent pas aux massacres, et les raisons qu’ils avancent sont significatives : peur d’apparaître comme lâches, comme poules mouillées, comme anti-patriotes, peur de «perdre la face» etc… »
    Face à l’autorité les comportements n’ont guère évolué si j’en crois le documentaire « Le Jeu de la mort » qui a reproduit l’expérience de Milgram avec un taux d’obéissance de 81 % (il était de 62,5 % avec Milgram).

  4. Rosaelle dit :

    Lire Sa Majesté des Mouches, de William Golding, au sujet de la barbarie ordinaire des enfants.Très bel article, cher bibi. Je crois, avec mûre réflexion, que toute morale n’ a rien à faire à l’ école, de toutes manières. Toute morale tend à laver le cerveau et empêche de rester libre, si on nou l’ impose. Je vois mes enfants, qui, comme les autres rejettent celle qu’on essaie de leur inculquer à l’ école. A méditer. On doit apprendre à désobéir, la culture de l’ insoumission si ce qu’on nous dit heurte nos principes de justice. En tout cas, la liberté est à ce prix. J’ai lu la phrase suivante sur Facebook : celui qui ne se dresse pas contre la tyrannie est déjà un esclave. A méditer…

  5. BiBi dit :

    @Rosaelle
    Il faudrait voir si obéissance et soumission sont sur la même longueur d’ondes. On la confond trop souvent à mon humble avis.
    Sur la liberté : je pourrais renvoyer à mon avatar de Twitter qui représente un panneau qui indique « Chemin de la Liberté » mais avec des lettres qui commencent à s’effacer. Ce panneau pris en photo dans mon quartier n’existe plus. On l’a remplacé par un panneau flambant neuf où « Chemin de la Liberté » est nickel, très lisible. Je ne sais pourquoi, depuis, j’ai encore un peu plus mal à la Liberté.

    Libre BiBi ? Plutôt prisonnier en toute liberté.

    Quant à se dresser contre la tyrannie, bien entendu. Reste que les tyrans d’aujourd’hui sont plus malins que ceux de Rome ou de Syracuse. Ils endossent parfois les Uniformes de l’Humanitaire, prononcent de belles et bonnes paroles, occupent les espaces médiatiques en criant sur tous leurs toits leur Amour de la Liberté.

    Bien entendu, on pourrait opter pour ce chemin libertaire : « Ni Dieu, ni Maître ». Sauf que j’y vois encore une épreuve et une complication sur lesquelles méditer : « Ni dieu, ni Maître » est encore une phrase de commandement qui rend paradoxale la célèbre maxime.
    Merci Rosaelle pour ta lecture. Et à bientôt – peut-être – au bord du Lac.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *