« Intello »: une insulte ou un compliment ?

Intello

Lorsque je rencontre une personne allergique au travail de pensée, rétive à la réflexion, je vois souvent poindre chez elle un ressentiment contre les intellectuels (appliquez-vous à écouter la charge avec laquelle elles prononcent le maudit mot d’«intellos»). En réponse, je n’ai pas forcément de contre-transfert haineux mais j’avance doucement cette question : «Dites-moi, je ne comprends pas bien mais lorsque vous dites «intellectuel», est-ce un compliment ou un terrible reproche ?»

Voilà une amorce de dialogue pas toujours facile surtout lorsque vous vous retrouvez à parler à un votant FN.

Pour avoir une chance d’ouvrir justement les questions, il faut se risquer à l’incontournable Dialogue, s’y lancer (à son humble échelle). Le Dialogue, oui : «Celui-ci n’est pas naturel, écrit Michèle Cifali (1), il recèle toutes les difficultés, met à l’épreuve nos égocentrismes». Nos égocentrismes : c’est en lisant la préface de M. Masud R. Khan à propos d’un livre de Winnicott (2) que je suis tombé sur ce passage extrait de The Wisdom of The Idiots :

«Un jour, dit-on, les paroles suivantes furent adressées à Ibn-el-Arabi : «Ton cercle se compose presque uniquement de mendiants, de laboureurs et d’artisans. Ne peux-tu donc trouver d’intellectuels qui te suivraient ? Alors, peut-être, ton enseignement serait mieux entendu. Ibn-el-Arabi répondit : «Le jour du Malheur sera infiniment plus proche quand des hommes influents et des savants chanteront mes louanges car, sans nul doute, ils le feront pour leur propre compte et non pour le salut de notre travail».

Pensons en paysan

Donc refus de se laisser séduire par ces intellectuels (souvent à l’intellect pré-arrangé) qui sont plus attachés à leur propre célébration qu’à l’ouverture et à la richesse de l’autre. Ce refus extrême de les inclure dans le Cercle me laisse perplexe et m’est plutôt sujet à caution. Les grands Etats fascistes brûlaient des livres en autodafés, les grandes Idéologies brunes poussaient aux meurtres et aux exécutions (en particulier d’Intellectuels). Ce choix de victimes en disait long sur la peur que les Intellectuels leur inspiraient. Je parle ici de ces Intellectuels le plus souvent chassés, poursuivis, en exil, qui vivaient cependant pleinement avec leur temps…

Ah, oui, pour un Intellectuel, vivre avec son temps, en voilà une vaste Question.

Vivre avec son temps, est-ce «se laisser porter par le courant de l’histoire intellectuelle et flotter au gré des modes» (comme en vrac, les éditocrates, les Intellectuels médiatiques etc) ? Vivre avec son temps, est-ce «savoir ce qu’il faut penser» sur tout ce que la mode et ses agents désignent comme digne d’être pensé ?

Vivre avec son temps, n’est-ce pas plutôt «d’essayer de découvrir tout ce que l’histoire et la logique du champ intellectuel lui imposent de penser, à un certain moment, avec l’illusion de la liberté» (Bourdieu) (3).

S’ensuit cette autre question : les liens entre Pouvoir et Savoir (je l’écarte ici). Autre brûlure concomitante, remise sur la table  à chaque rencontre que l’on fait : le rapport, notre rapport personnel au Savoir. Un rapport qui se tient dans la façon dont on parle ce Savoir et dans la façon dont on se risque personnellement dans sa transmission.

Je crois que c’est Pierre Sansot qui a écrit ceci : «Est-ce que je veux convaincre mes interlocuteurs, c’est-à-dire les vaincre ? Ou les embarquer dans la fragilité de ma parole qui se cherche et sait montrer ses faiblesses et ses ratés, où un sacrifice de moi-même est toujours à l’horizon ?»

*

  • (1). Michèle Cifali. Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique (PUF)
  • (2). D.W.Winnicott. La consultation thérapeutique et l’Enfant. Tel Gallimard.
  • (3). Pierre Bourdieu. Questions de Sociologie. (Pages 67-78) Editions de Minuit.

9 Responses to « Intello »: une insulte ou un compliment ?

  1. Robert Spire dit :

    « Une personne allergique au travail de pensée »: http://2ccr.unblog.fr/2013/09/15/blaireau-de-base-le-retour/

  2. BiBi dit :

    @Robert Spire
    Les BdB deviennent hélas de plus en plus nombreux.

  3. borneo dit :

    On sait assez bien le ressenti qui fait poser ce diagnostic d’intello sur quelqu’un ou quelqu’une. Il est proche de celui que l’on peut avoir face à un illusionniste. On admire sa dextérité, les sourires, mimiques, clins d’œil et belles paroles qui accompagnent ou précèdent, justement on ne sait plus, la disparition de la carte, l’apparition du dé. Pour l’heure il nous distrait ce magicien, provoque notre rire, nous laisse nous esbaudir et il nous confie « de vous voir heureux en cet instant est et sera toujours ma seule récompense. » C’est à cet instant que maman se précipite vers la boite en fer de chocolat pour vérifier qu’un as de pique ne s’est pas substituée aux 3 billets de 50€ qu’elle y conserve précieusement pour parer à la honte de manquer un jour.
    Elle a déjà le valet et le 9 de pique dans cette boite, elle appréhende l’inévitable belote et rebelote et 10 de der que pourrait bien y glisser ce malin qui dés lors elle le sait, disparaîtrait à jamais

  4. Il y a tellement de faux intellectuels qui, par leur sabir, leur clanisme, leur mépris, dégoûtent les gens !

    As-tu déjà entendu des idéologues parler de la politique ? C’est un moment clef où ils me font haïr et les pseudos intellos et la politique.

  5. « A ce niveau, l’intellectuel, sans cesser, par ses travaux de technicien du savoir, par son salaire et par son niveau de vie, de se désigner comme petit-bourgeois sélectionné, doit combattre sa classe qui, sous l’influence de la classe dominante, reproduit en lui nécessairement une idéologie bourgeoise, des pensées et des sentiments petits-bourgeois. L’intellectuel est donc un technicien de l’universel qui s’aperçoit que, dans son domaine propre, l’universalité n’existe pas toute faite, qu’elle est perpétuellement à faire. Un des grands dangers que l’intellectuel doit éviter, s’il veut avancer dans son entreprise, c’est d’universaliser trop vite. J’en ai vus qui, pressés de passer à l’universel, condamnaient, pendant la guerre d’Algérie, les attentats terroristes algériens au même titre que la répression française. C’est le type même de la fausse universalité bourgeoise. IL fallait comprendre, au contraire, que l’insurrection de l’Algérie, insurrection de pauvres, sans armes, traqués par un régime policier, ne pouvait pas ne pas choisir les maquis et la bombe. Ainsi l’intellectuel, dans sa lutte contre soi, est amené à voir la société comme la lutte de groupes particuliers et particularisés par leurs structures, leur place et leur destin pour le statut d’universalité. »

    Jean-Paul Sartre, « Plaidoyer pour les intellectuels », Gallimard, Idées, 1972 (pages 49-50).

  6. BiBi dit :

    @CuiCui
    Jamais vraiment fait confiance aux intellectuels rencontrés déjà dans ma toute petite enfance. Pas que les problèmes d’intellos qui les tenaient. Souvent, cela allait de pair avec des saloperies dans leur vies privées. Voilà pour mon expérience.

    Sur la nécessité de penser le monde et la place qu’on y occupe : indispensable de bosser, d’apprendre, de cheminer avec cette hargne qui n’appartient qu’aux autodidactes.

    Sur la rencontre entre l’Intime et le Social : indispensable Bourdieu, Boltanski, Marx, Freud and Co.
    Moi qui vient de loin, pas eu besoin d’en passer par de Grandes Ecoles sinon celle de la Vie : indispensable mais – attention – si trompeuse parfois.

    @Hasselmann
    Il me semble que sur cette idée d’Universalité, Sartre l’a eu dans le dos, lui à qui on demandait tout sur tout et qui a été obligé de répondre à tout sur tout. Un piège qu’il n’a pas forcément vu arriver.

  7. Robert Spire dit :

    Pour ceux qui écoute Radio Libertaire: Jacques Bouché est mort le 20 septembre. Un hommage sur le site:http://florealanar.wordpress.com/2013/09/21/salut-jacques/

  8. BiBi dit :

    @Robert Spire
    Je ne connaissais pas.
    C’est vrai j’aime bien les Libertaires. Disons à 99%.
    Le 1% qui reste c’est ce commandement : « Ni Dieu ni Maître ». Oui, un commandement libertaire, (avec ce paradoxe, c’est impossible d’en sortir) ça fait bizarre, hein ?

  9. Robert Spire dit :

    Bibi, pourquoi pas « Ni Dieu, ni gène » comme le titre d’un bouquin fort intéressant de Jean-Jacques Kupiec et Pierre Sonigo…la vie repose sur des intéractions libres quidées par la sélection naturelle. Le hasard « sous controle ». Le paradoxe est le fruit de notre ignorance ou peut-être sommes-nous arrivés aux limites de nos capacités cognitives?

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